Les Acadiens et la proclamation royale - Tristes semailles, douces moissons

Le Devoir, édition du samedi 3 et du dimanche 4 janvier 2004

Donald J. Savoie

Titulaire de la Chaire de recherche Clément-Cormier en développement économique de l'Université de Moncton et auteur de Breaking the Bargain: Public Servants, Ministers and Parliament

Partout, les Acadiens applaudissent à la décision du Cabinet fédéral d'entériner une proclamation royale qui reconnaît les torts causés à nos ancêtres lors des déportations survenues au XVIIIe siècle. Tout peuple attache une grande importance à l'histoire et aux symboles; et en fait de symboles, celui-ci s'avère particulièrement important pour de nombreux Canadiens et Canadiennes de descendance acadienne, dont le nombre s'élève à plus de un million.

Il est certain que la déportation marque une page très sombre de notre histoire. Je me souviens très bien que, quand j'étais jeune enfant, mes parents, mes grands-parents, mes oncles et mes tantes commémoraient la déportation. Ces cérémonies, à caractère tant religieux que politique, se déroulaient dans l'église paroissiale et rassemblaient pratiquement tous les membres de notre communauté.

Adolescent, je me suis rebellé contre l'idée de souligner un si triste épisode de notre histoire. Je ne pouvais accepter que d'autres peuples puissent célébrer des révolutions et des soulèvements réussis ou la naissance de nouvelles nations, alors que nous célébrions le fait que nos maisons avaient été brûlées et nos ancêtres, embarqués de force sur des bateaux pour des destinations inconnues.

Avec le temps, je suis devenu plus modéré et j'en suis venu à comprendre que, pour mes parents, le grand dérangement était un cri de ralliement, un appel lancé à tous les Acadiens pour qu'ils conservent leur identité et leur langue. On se disait que si nos ancêtres avaient réussi à survivre à la déportation, nous pouvions survivre à n'importe quoi.

Cependant, mes parents et leurs ancêtres m'ont également enseigné comment accepter le fardeau de l'histoire. Un peuple qui prend le parti de l'amertume, de la rancoeur et de la vengeance s'engage dans une voie sans issue. C'est leur capacité de mettre de côté l'amertume qui explique que les Acadiens n'ont pas cherché à obtenir de compensation financière ou un règlement judiciaire dans le cadre de la

Proclamation royale. Leur objectif était simplement d'obtenir la reconnaissance officielle d'un événement historique.

Institutions bénéfiques

J'ai bien appris les leçons de l'histoire. J'ai étudié en Angleterre, et à aucun moment je n'ai éprouvé le moindre relent de ressentiment. J'y ai plutôt découvert le génie des institutions politiques britanniques et j'ai passé les 20 dernières années à écrire à leur sujet et au sujet de leur application au Canada, chantant leurs louanges et mettant en garde contre le danger de s'éloigner de leurs préceptes fondamentaux. J'en suis venu à reconnaître que ces institutions ont aidé mes ancêtres à survivre et la société acadienne à prospérer à nouveau.

Il est approprié aujourd'hui que ce soient ces mêmes institutions qui ont engendré la Proclamation royale. À mon avis, la capacité de protéger les minorités que démontrent les institutions politiques d'inspiration britannique se compare avantageusement à celle de n'importe quelles autres institutions, y compris les institutions françaises et américaines. Il suffit d'y réfléchir un moment pour constater que les Acadiens du Nouveau-Brunswick, par exemple, s'en tirent beaucoup mieux que nos cousins cajuns de la Louisiane en ce qui concerne la préservation de leur identité et de leur langue.

L'histoire de la déportation présente des ressemblances frappantes avec ce que nous appelons de nos jours le "nettoyage ethnique". Mes ancêtres décidèrent de ne choisir le camp d'aucun des belligérants dans les guerres opposant la France et l'Angleterre au XVIIIe siècle. Bien que les Acadiens aient démontré leur neutralité depuis un certain nombre d'années, les forces britanniques n'en avaient que faire en 1755. Les gens étaient considérés soit comme des alliés, soit comme des ennemis; ils ne pouvaient pas être neutres. Les Britanniques pressèrent les Acadiens de signer un serment d'allégeance qui les aurait obligés à prendre les armes contre les ennemis de la Grande-Bretagne. Les Acadiens insistèrent pour demeurer neutres.

On connaît la suite de l'histoire. Quelque 10 000 Acadiens furent entassés sur des navires britanniques. Des familles furent séparées. De nombreux déportés périrent en mer. Les maisons furent incendiées, les documents furent déchirés et le bétail fut confisqué au profit de la Couronne d'Angleterre afin qu'il fût clair que les Acadiens ne pouvaient plus revenir. Certains déportés parvinrent à se rendre en Louisiane, où ils donnèrent naissance à la culture cajun. D'autres trouvèrent refuge dans diverses communautés le long de la côte est américaine, depuis les Carolines jusqu'au Maine. D'autres encore furent transportés en Angleterre et en France.

Mes propres ancêtres furent emprisonnés au fort Lawrence, en Nouvelle-Écosse, en août 1755, mais ils réussirent à s'échapper par un tunnel qu'ils creusèrent sous le fort. Ils allèrent vers le nord, au Nouveau-Brunswick, se cachèrent dans les bois et éventuellement s'établir près de Bouctouche, une petite localité rendue célèbre récemment par la pièce de théâtre La Sagouine, d'Antonine Maillet. Ils y cultivèrent la terre et travaillèrent dans la forêt, cherchant à nourrir leurs familles du mieux qu'ils pouvaient. Ils se tournaient vers l'Église catholique romaine pour les guider sur les plans spirituel et politique. Ils survécurent et triomphèrent de l'adversité.

La collectivité acadienne est maintenant dotée de sa propre université et a produit récemment une classe d'entrepreneurs qui connaissent beaucoup de succès. La présence des Acadiens se fait sentir dans le monde des affaires, le gouvernement, les beaux-arts, la littérature et les professions libérales, avec des personnalités comme Louis Robichaud, Roméo LeBlanc ou Antonine Maillet.

Une fierté canadienne

Même s'ils se mêlèrent peu aux débats, la plupart de mes ancêtres votèrent contre la Confédération. Toutefois, dès que le Canada devint une réalité, les Acadiens -- avec tout le pragmatisme qui les caractérise -- décidèrent de s'y rallier. Depuis, nous avons toujours été fiers d'être Canadiens.

À bien des égards, l'histoire des Acadiens et de la Proclamation royale témoigne de ce que sont le Canada et les valeurs canadiennes. Le Canada donne aux peuples et aux individus la possibilité de rebâtir leurs communautés et de reconstruire leurs vies brisées. Ces dernières années, le Canada a accueilli des boat people venus du Vietnam et des réfugiés fuyant les opérations de nettoyage ethnique en Europe de l'Est.

Il existe un parallèle entre leur histoire et celle de la déportation des Acadiens -- et c'est peut-être pour cette raison, et en raison des expériences éprouvantes qu'ont vécues mes ancêtres, que je suis toujours fier de voir mon pays ouvrir ses frontières à de nouveaux Canadiens et Canadiennes en quête d'un nouveau foyer où refaire leur vie. Les néo-Canadiens se voient offrir une multitude de nouvelles possibilités à condition qu'ils abandonnent leurs vieilles querelles derrière eux et qu'ils renoncent au ressentiment et à l'amertume.

La Proclamation royale contient de nombreux messages. Il y en a deux que j'aimerais retenir, à savoir que le Canada rend possible la dignité collective et que nos institutions politiques fonctionnent. Tant le pays que ses institutions politiques nous ont bien servis, et nous devrions nous garder de les tenir pour acquis.

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