Mon lieutenant!

- 8 septembre 2003

Luc Desjardins Chroniqueur pago@nbnet.nb.ca

Bon lundi! «Acadie, mon trop bel amour violé, qui parle à crédit pour dire des choses qu'il faut payer comptant.» Herménégilde Chiasson publiait ces lignes en 1974 dans Mourir à Scoudouc. J'avais la fastidieuse tâche de produire un essai sur ce thème dans mon cours d'introduction à la philosophie en première année à l'université. Je m'essaie à nouveau. À tout le moins, l'auteur est conséquent. Avec une rémunération annuelle de 103 800 $ selon des sources dignes de foi, et autres avantages sociaux, on a de quoi payer comptant. Et on en est bien content! Puis, parler à crédit, c'est un parler pour parler parce qu'on n'a pas les moyens de faire ce qu'on voudrait faire. Le propre de toute fonction protocolaire. Faire le beau, bien envelopper la prestation, mais ne pas déplaire, SURTOUT ne pas déplaire. Sauf quelques «nationaleux» pures laines, figés dans leurs souvenirs. Mieux vaut oublier le passé, aussi violé soit-il. Car lorsque l'on parle au nom de la reine d'Angleterre - oups, erreur, la reine du Canada - , il faut utiliser des gants blancs. Pour bien montrer qu'elle a les mains propres.

*** Personnellement, je n'ai pas été offusqué de la nomination d'Herménégilde Chiasson à la très symbolique fonction de lieutenant-gouverneur du Nouveau-Brunswick. Ça m'a laissé plutôt indifférent. Un peu comme l'annonce par Postes Canada d'un timbre-poste à l'effigie d'une quelconque tête d'affiche. C'est bien, sans plus. Surtout à l'heure de la modernité où le courriel a remplacé le courrier. Il en va de même pour le lieutenant, me semble-t-il. Et quant à la guéguerre des excuses de la reine, excusez-moi mais vous repasserez. On ne demande pas insubordination à un lieutenant, aussi inspiré soit-il. C'est peu connaître l'ordre des choses. L'on n'adresse pas de telles demandes de doléances aux sous-fifres. Ce qui m'a le plus offusqué, je dois le dire, c'est le si grand plat qu'on en a fait dans la presse acadienne (et j'avoue que la présente chronique en rajoute). Qu'y a-t-il de si terne dans notre vie pour s'émouvoir d'une nomination à un poste vétuste, sans réel pouvoir, dépassé et outrepassé par tous, qui fait davantage dans le folklore que dans la modernité? La presse anglophone a accueilli la nouvelle avec candeur et sobriété, comme il se doit. Mais nous, en Acadie, on en fait un débat. Faut croire qu'il y a anguille sous roche. Notre orgueil national est attaqué par cette nomination. Le lieutenant Chiasson devient vite un bouc émissaire. Mais, somme toute, c'est plutôt anodin.

*** Ou peut-être ne l'est-ce pas. Car Hermé, pour les initiés, est devenu une icône acadienne, une évocation de l'Acadie contemporaine. Son œuvre parle d'elle-même. Littérature, poésie, cinéma, peinture, théâtre, toutes les dimensions de la fébrilité artistique, du moi acadien senti et exprimé, se sont actualisées au travers la multiplicité de son art. Diplômé des grandes écoles, tant acadiennes, néo-brunswickoises, américaines qu'européennes, docteur ès arts en Acadie, il incarne, en quelque sorte, l'expression même de ce que nous sommes. Même sans le connaître, on se complaisait à s'y associer. Il était des nôtres à un point tel que nous étions devenus, par la régularité et la singularité de ses talents, des initiés. Hermé, pour les intimes comme pour les initiés. Et soudain, flop, cela n'est plus qu'illusion. Comme l'est l'Acadie en bien des recoins. On avait investi - collectivement, j'entends - tellement en lui, en ses réussites, en sa prestance, on en était devenu tellement fier qu'il est dès lors naturel que sa nomination à titre de lieutenant suscite des sentiments de stupeur et d'abdication, sinon d'abjection. Ce qui peut expliquer qu'en nos quartiers, cela éveille un débat alors qu'ailleurs c'est le calme plat. Mais nous avons droit à nos débats propres à nous. Cela est même sain. Surtout lorsque le lieutenant, par outrecuidance, s'offusque qu'on s'en remette à l'histoire - aussi violée soit-elle, dois-je le rappeler - pour nous rappeler que «l'avenir est dans le futur». Cela, au moment même où la pauvreté de l'enseignement de l'histoire acadienne, ou de l'histoire générale, est décriée. Puisque la fonction est anachronique, j'imagine qu'il aura fallu en justifier l'acceptation par la fuite en avant. Et ne pas conjuguer au futur antérieur.

*** En cette journée internationale de l'alphabétisation, on nous parlera de littéracie (c'est le terme anglicisant qu'on a trouvé pour promouvoir l'apprentissage de la langue au ministère de l'Éducation, de l'anglais Literacy). Souhaitons qu'on ne nous serve pas «l'alpha de la bêtise» mais que le lieutenant, enrichi de la noblesse de son poste, sache interpeller notre capacité de rédemption. Et bonne semaine.

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