Motion M-382 :
: M. Stéphane Bergeron (Verchères-Les-Patriotes, BQ)

37e Législature, 3e Session
HANSARD RÉVISÉ • NUMÉRO 008
Le mercredi 11 février 2004

Les préjudices causés au peuple acadien

Stéphane Bergeron

M. Stéphane Bergeron (Verchères-Les-Patriotes, BQ) propose:

«Qu'une humble Adresse soit présentée à Son Excellence, dans la foulée des démarches entreprises par la Société Nationale de l'Acadie, la priant d'intervenir auprès de Sa Majesté afin que la Couronne britannique reconnaisse officiellement les préjudices causés en son nom au peuple acadien, de 1755 à 1763.»

- Monsieur le Président, par un curieux effet de la mécanique réglementaire, je me vois aujourd'hui placé dans la situation où je dois de nouveau amorcer le débat sur la motion M-382.

Dans la foulée des événements inattendus survenus au mois de décembre dernier, alors que Son Excellence apposait sa signature sur une proclamation royale par laquelle était instituée une journée commémorative de la déportation des Acadiens, je me suis longuement interrogé sur le sort qui devait être réservé à la présente motion.

Je me suis entretenu avec plusieurs personnes sur la question, et je dois dire que les avis, encore une fois, étaient très partagés. Il me faut cependant reconnaître que le sort de cette motion ne relève pas simplement de ma seule volonté, mais de celle de l'ensemble des députés de cette Chambre.

C'est pourquoi j'ai entrepris des consultations et discussions avec quelques collègues pour statuer sur la question, car il ne fait aucun doute que la problématique se présente aujourd'hui dans un contexte fort différent de celui qui prévalait au moment de la rédaction initiale de la motion.

Ces consultations se poursuivent, de telle sorte que nous puissions en arriver, j'en suis absolument convaincu, à un consensus avant la mise aux voix de la motion. Peut-être pourrons-nous alors clore définitivement ce chapitre troublant de notre histoire collective.

Comme vous le savez probablement, le précédent gouvernement a, contre toute attente, rendu publique une proclamation royale tout juste avant la période des Fêtes, plus précisément le 9 décembre dernier, qui avait pour effet de désigner le 28 juillet de chaque année Journée de commémoration du Grand Dérangement.

Cette proclamation doit prendre effet le 5 septembre 2004 pour une première célébration le 28 juillet 2005. Quelle ne fut pas ma surprise de voir l'ex-ministre du Patrimoine canadien et l'ex-ministre des Affaires intergouvernementales canadiennes prendre l'initiative d'une telle démarche auprès de leurs collègues pour en arriver à un tel revirement, lequel fut tout aussi inattendu que spectaculaire.

Il faut déplorer le fait qu'il ait fallu autant de temps et d'énergie pour que mes collègues libéraux se décident enfin à prendre des dispositions pour que ces événements tragiques soient formellement reconnus. Car ce sont les mêmes qui, il n'y a pas si longtemps encore, défendaient bec et ongles leur refus catégorique de poser un tel geste et qui m'abreuvaient de sarcasmes en prétendant qu'un tel regard sur notre passé était futile et n'apporterait rien aux Acadiennes et Acadiens.

Au fond de mon coeur, je dois vous avouer que j'ai toujours su que le temps viendrait où la vérité et la justice triompheraient. Le geste de mes collègues libéraux était donc d'autant plus remarquable et méritoire. Quoique la date retenue du 28 juillet ne fasse pas l'unanimité au sein de la communauté des historiens et spécialistes de l'histoire acadienne, je demeure fort heureux que le gouvernement fédéral ait finalement décidé d'instaurer une journée commémorant la déportation des Acadiennes et Acadiens, démarche à travers laquelle la Gouverneure générale, au nom de la Couronne du Canada, reconnaît dorénavant officiellement les tourments infligés aux Acadiennes et Acadiens lors du Grand Dérangement.

Il s'agit sans nul doute d'un geste d'une grande portée historique et dont la valeur symbolique ne saurait être banalisée. Dorénavant, le Grand Dérangement ne pourra jamais plus être considéré comme un non-événement ou un mythe ayant pu, dans l'esprit de certains, n'avoir jamais eu lieu.

Pour la première fois dans l'histoire du Canada, on reconnaît officiellement que les Acadiennes et Acadiens ont été victimes d'une grande tragédie qui modifia à jamais le visage de l'Acadie et celui du Canada.

La déportation est maintenant reconnue comme un fait historique indéniable, comme on peut le lire dans la proclamation royale, où il est stipulé que:

«Nous (la Gouverneure générale) reconnaissons les faits historiques mentionnés [...] ainsi que les épreuves et souffrances subies par les Acadiens lors du Grand Dérangement.»

Et comme le mentionnait M. Euclide Chiasson, président de la Société Nationale de l'Acadie, le 10 décembre dernier, lors d'un discours prononcé à Ottawa, et je cite:

«Ce que nous célébrons aujourd'hui, ce n'est pas une réécriture de l'histoire, ni une rectification de l'histoire. Ce que nous célébrons, c'est plutôt une attestation d'un chapitre de notre histoire. La proclamation royale qu'a ratifiée le Cabinet, le 2 décembre dernier, ne fait qu'attester des faits historiques reconnus de façon universelle»

Je m'en voudrais d'ailleurs de passer sous silence le travail colossal qui a été abattu par la Société Nationale de l'Acadie, qui, rappelons-le, a repris à son compte et poursuivi assidûment la démarche visant à faire en sorte que la Couronne britannique reconnaisse les torts causés au peuple acadien lors du Grand Dérangement.

Cela dit, je dois même reconnaître que j'ai été agréablement surpris du caractère lucide, franc, direct et sans compromis du texte du préambule de la proclamation. Lorsque j'ai vaguement eu vent du fait qu'une telle proclamation était en cours de préparation, en catimini, dans les officines gouvernementales, je flairais l'arnaque, la mauvaise foi, la machination.

Compte tenu du caractère acrimonieux du débat jusque-là, je craignais qu'on tente de noyer le poisson en enrobant le tout dans le commode euphémisme du Grand Dérangement, qu'on s'en tienne à de navrantes généralités inoffensives.

Or, il n'en est rien, bien au contraire. Le texte de la proclamation évoque en toutes lettres la déportation et les souffrances considérables qu'elle a occasionnées au peuple acadien. La proclamation va même jusqu'à reconnaître que la décision de déporter les Acadiennes et Acadiens n'a pas simplement été prise par les autorités coloniales de la Nouvelle-Écosse, du Massachusetts ou du Maine, comme certains l'ont affirmé ici même en cette Chambre, mais bien par la Couronne elle-même.

Ne serait-ce que pour cette seule raison, il faut reconnaître qu'il s'agit là d'un geste sans précédent. Pourtant, là s'arrêtent les motifs de réjouissance et de satisfaction. S'il s'agit sans nul doute d'un premier pas significatif en avant, la proclamation ne règle en rien le fond du problème, qui demeure entier, puisque c'est la Couronne du Canada qui reconnaît les faits entourant la Déportation. La Couronne britannique, qui doit à tout le moins assumer la responsabilité morale de ces événements tragiques, ne les a encore jamais officiellement reconnus.

La nuance peut apparaître ténue, mais elle est néanmoins de taille. Que la Couronne du Canada tout comme celle de l'Australie ou de la Nouvelle-Zélande, à la rigueur, posent un tel geste dans la foulée de celui déjà posé, par exemple, par les assemblées législatives de la Louisiane ou du Maine, est certainement très réconfortant et sympathique, mais rien ne saurait compenser ou palier une reconnaissance venant directement de la Couronne britannique.

La Couronne du Canada n'a pas à reconnaître des torts pour lesquels elle ne doit porter aucune responsabilité, et elle n'a certes pas à le faire en lieu et place d'une entité toujours existante, à savoir la Couronne britannique.

Il est très clair, quant à moi, et je crois d'ailleurs en avoir fait maintes fois la démonstration en cette Chambre, que la Couronne était non seulement bien au fait de ce qui se tramait en Acadie, mais qu'elle était même à l'origine de cette opération qui était en préparation depuis nombre d'années, afin de permettre à des colons britanniques et américains d'occuper les terres fertiles des Acadiens.

En fait, on aura permis aux Acadiens de demeurer jusque-là sur leurs terres dans le seul but d'éviter que ceux-ci viennent, avec biens et bestiaux, grossir les rangs des Français établis à l'Île Royale, renforçant d'autant l'influence de la forteresse de Louisbourg dans la région. C'est pourquoi la neutralité des Acadiens convenait fort bien aux Britanniques, quoiqu'ils s'en soient maintes fois formalisés, à telle enseigne qu'elle servira finalement de prétexte tout indiqué pour justifier la Déportation.

Mais dès l'année 1720, le gouverneur en chef de la Nouvelle-Écosse, le colonel Philipps, prenant en considération ces impératifs militaires et économiques, formule le voeu à l'intention de Londres, et je cite:

«[...] qu'il se formera quelque plan, dans la mère-patrie, pour peupler cette contrée avec des gens de la Grande-Bretagne [...]. Les habitants, d'ici là, ne penseront point à s'éloigner, [...] jusqu'à ce que j'aie reçu de vos nouvelles instructions.»

À la toute fin de la même année, Philipps reçoit la réponse du Bureau des colonies, et je cite:

«[...] les Français de la Nouvelle-Écosse ne deviendront jamais de bons sujets de Sa Majesté [...]. C'est pourquoi ils devront être expulsés du pays aussitôt que les forces que nous avons dessein de vous envoyer seront arrivées dans la Nouvelle-Écosse [...]. Quant à vous, ne vous hasardez point dans cette expulsion sans un ordre positif de Sa Majesté à cet effet.»

Aussi, quelques années plus tard, soit en 1747, le gouverneur du Massachusetts, William Shirley, donnait l'assurance formelle aux Acadiens qu'ils pourraient demeurer en paix sur leurs terres, pendant qu'il manoeuvrait auprès de Londres pour les faire déporter. Suite à une proposition de sa part à cet effet, le secrétaire d'État lui répondit, et je cite:

«Bien qu'un tel déplacement des habitants de cette [...] province [...] soit [...] désirable, Sa Majesté juge bon d'ajourner pour le présent l'exécution d'un tel projet. Toutefois, Sa Majesté vous prie d'étudier comment ce projet pourrait être exécuté en temps opportun.»

Puis, en 1753, Charles Lawrence est nommé gouverneur de la Nouvelle-Écosse. Un an plus tard, il écrira à Londres au sujet des Acadiens, et je cite:

«Ils possèdent la plus grande étendue des terres et les meilleures en cette province. Aucun établissement ne peut se faire efficacement dans la province, tant qu'ils demeureront dans cette situation [...]»

Après que le vice-amiral Boscawen fut arrivé d'Angleterre le 8 juillet 1755, avec des «instructions secrètes portant la signature du souverain», la décision fut finalement prise, le 28 du même mois, de donner suite au projet de déportation des Acadiens.

Or, si l'implication directe de la Couronne britannique dans cette affaire ne fait plus aucun doute dans mon esprit, la proclamation de décembre dernier aura eu pour effet d'opérer une substitution pour le moins douteuse et surprenante. Pour faire suite à un argument tout à fait récent dans l'arsenal déployé par mes collègues libéraux pour s'opposer à ma démarche, la proclamation stipule en effet que le Canada est un État souverain et que la Couronne du Canada a hérité des pouvoirs et prérogatives auparavant exercés par la Couronne britannique dans les affaires canadiennes.

Or, il n'est pas inutile de rappeler que, ni la Couronne du Canada, ni le Canada lui-même tel que nous le connaissons aujourd'hui, n'existait en 1755.

Par ailleurs, comme le signalait le professeur Kamel Khiari de l'Université de Moncton, des crimes comme ceux commis lors de la déportation, qui s'apparenteraient aujourd'hui à des crimes d'épuration ethnique, sont imprescriptibles et la responsabilité de ces crimes dans un contexte de succession d'États, ne peut être transférée à l'État successeur. Si l'entité constituant l'État prédécesseur existe toujours, c'est à cette même entité qu'incombe la responsabilité de ces crimes.

La proclamation royale canadienne n'a aussi, pour ainsi dire, de portée que pour les Acadiennes et Acadiens du Canada. Quoique peu banal, le geste demeure formellement sans effet pour les Acadiennes et Acadiens de la Louisiane ou de Belle-Île-en-Mer, par exemple. Ce n'est d'ailleurs pas le gouvernement fédéral, ni la Société Nationale de l'Acadie, ni même le député bloquiste que je suis, qui est à l'origine de toute cette saga visant à obtenir que les préjudices causés au peuple acadien lors de la déportation, soient officiellement reconnus, mais bien l'avocat louisianais Warren Perrin, à qui je tiens d'ailleurs à rendre hommage aujourd'hui.

Je postule en fait que l'argument selon lequel il appartenait au gouvernement canadien, en lieu et place de la Couronne britannique, de poser un geste formel visant à reconnaître les faits entourant la déportation, ne constituait qu'un artifice juridique et constitutionnel visant à mettre la table pour ce qui apparaîtrait, aux yeux de plusieurs, comme une volte-face plutôt étonnante de la part d'une faction qui s'était montrée jusque-là violemment opposée à une telle démarche.

Je reconnais que dans les circonstances, il s'agissait là d'une manoeuvre politique de bonne guerre et qu'il fallait désormais, pour ce faire, s'en prendre à la mécanique même prévue dans le libellé de la motion. À cet égard, je tiens à préciser que la motion avait initialement été rédigée en collaboration avec le greffier de la Chambre et ses services, après que des recherches approfondies eurent été effectuées au sujet des précédents pertinents en cette matière.

Le gouvernement canadien a bien saisi les limites du geste qu'il a posé puisque, du même souffle, il annonçait qu'une invitation «informelle» avait été adressée à Sa Majesté pour qu'elle vienne en personne faire lecture de cette proclamation, dans ce lieu hautement symbolique qu'est Grand-Pré pour le peuple acadien.

Il serait bien triste de tenter de faire croire au peuple acadien que par cette proclamation la page a été définitivement tournée et que cette saga est enfin terminée. Je crois sincèrement que cette proclamation royale ne prendrait véritablement toute sa signification que par une lecture qui en serait faite par Sa Majesté elle-même. Le gouvernement canadien a même prévu cette éventualité dans le dispositif de la proclamation.

Cet évènement historique pourrait avoir lieu le 5 septembre prochain, dans le cadre des festivités entourant la célébration du 400e anniversaire de fondation de l'Acadie, ou encore le 28 juillet 2005, à l'occasion de la première journée de commémoration du Grand Dérangement. Une telle lecture de la proclamation par Sa Majesté aurait pour effet, pour paraphraser le président de la Société Nationale de l'Acadie, de « couronner» les démarches entreprises afin que soient officiellement reconnus les préjudices causés au peuple acadien lors du Grand Dérangement.

Ce geste de Sa Majesté, qui est l'incarnation même de l'autorité des deux Couronnes, pourrait alors être interprété comme un endossement de facto, par la Couronne britannique, des termes de la proclamation émanant de la Couronne canadienne.

La Chambre des communes doit donc accueillir favorablement la proclamation royale du 9 décembre dernier et inviter formellement Sa Majesté à venir en faire lecture au Canada, préférablement en Acadie, en un lieu et à un moment qui resteront à déterminer par Buckingham Palace, le gouvernement canadien et la Société Nationale de l'Acadie. Nous pourrions dès lors mettre un terme définitif au volet parlementaire de cette saga dont les effets, il faut bien le reconnaître, sont déjà très positifs.

J'ose espérer que cette fois, nous saurons mettre de côté la partisanerie et penser à l'intérêt supérieur du peuple acadien, nous rassembler toutes et tous ici, en cette Chambre, pour saluer et applaudir le geste qui a été posé par le gouvernement en décembre dernier et ajouter notre voix à la sienne pour inviter formellement Sa Majesté à venir faire lecture de la proclamation.

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