La proclamation royale : [Zachary Richard]

Rapport mensuel 2004, mis à jour 01/07/04

http://www.zacharyrichard.com/richardfrench/rapportMenuel2004.html

Le 11 décembre, 2003, le gouvernement du Canada a adopté une Proclamation Royale, déclarant « le 28 juillet de chaque année, à compter de 2005, Journée de commémoration du Grand Dérangement». La proclamation a été reçue avec beaucoup d’enthousiasme dans la communauté acadienne des provinces maritimes, y compris par ceux qui pensent que cette proclamation ne va pas assez loin pour reconnaître la responsabilité de la Couronne Britannique. En fait, la proclamation refuse toute responsabilité, déclarant que « Notre présente Proclamation ne constitue en aucune façon une reconnaissance de responsabilité juridique ou financière ». Par cette proclamation, la reine d’Angleterre reconnaît (on ne parle jamais de « regrets » ou de « excuses ») ce que les Acadiens savent depuis 250 ans : que le gouvernement Britannique de la Nouvelle-Écosse a entrepris la déportation brutale de ses propres sujets francophones de leur pays et que la déportation «a eu des conséquences tragiques, plusieurs milliers d’Acadiens ayant péri par suite de maladies, lors de naufrages, dans leurs lieux de refuge, dans les camps de prisonniers de la Nouvelle-Écosse, et de l’Angleterre, ainsi que dans les colonies britanniques en Amérique. » Sur un ton plus optimiste, la proclamation exprime les souhaits de sa majesté pour que « le peuple Acadien puisse tourner la page sur ce chapitre sombre de son histoire ».

Le déroulement des évènements qui a fini par produire cette proclamation a été assez convoluté. Elle était adoptée lors d’une réunion du Conseil de Ministres présidé par un Premier ministre qui vivait les dernières minutes de son régime, assisté par seulement trois membres de son bientôt-défunt cabinet. Le Gouverneur Général, représentant de la reine au Canada, n’y a pas assisté. Pas beaucoup de risque politique là. Malgré ces détails moins que glorieux, je suis heureux de cette proclamation et je pense qu’elle aura un effet tout à fait positif dans le contexte de la société acadienne du Canada. Malheureusement, cette influence ne descendra pas jusqu’en Louisiane. Dans le sens politique et de plus en plus dans le sens culturel, les deux communautés acadiennes, Canada et Louisiane, s’éloignent. Le jour de la proclamation à Ottawa, on sabotait un programme d’immersion français dans la paroisse Saint Landry. Le 11 décembre, 2003, 70 jeunes étudiants en français ont été dispersés comme autant d’Acadiens exilés, poussés vers un avenir inconnu et intimidant. Leurs professeurs ont été envoyés dans d’autres écoles, et tout cela en catimini à cause de l’indifférence de la nouvelle directrice. Les vies de 70 enfants ont été chamboulées parce que le français n’a plus vraiment de place dans cette Louisiane américanisée. Ce ne pas la Déportation de 1755, mais c’est un bouleversement pareil. (En passant, l’historien Stephan White a découvert que l’âge moyen des exilés au bord des bateaux de transports pendant la déportation était de quatorze (14) ans !). À part un petit article, enterré dans les pages du fond du journal local rendant hommage à Warren Perrin, l’avocat louisianais qui avait lancé le procès, la proclamation royale est passée totalement inaperçue en Louisiane. Ce qui convient certainement aux Britanniques. Pour les auteurs de délits, pas de nouvelle est bonne nouvelle. Prenons l‘exemple de Diego Garcia.

Voilà quarante ans que la guerre froide battait son plein. Les Etats-Unis et l’Union Soviétique se disputaient des prises de pied partout dans le monde y compris dans l’Océan Indien. Les Américains ont demandé à leurs amis les British de leur trouver une île inhabitée pour pouvoir poser une base militaire dans ce secteur. Malheureusement il n’y en avait pas. Alors les British ont offert de transformer une de « leurs » îles en île « peuplée seulement de goélands ». La population de Diego Garcia a été enlevée et transportée à Mauritius et dans les Seychelles. Marcel Moulinie était gérant d’une plantation de cocotier. Il raconte : «L’évacuation totale. Ils ne voulaient aucun indigène. Quand le moment est venu et les bateaux sont arrivés, on nous a permis de rien prendre. Une seule valise, c’est tout. Les bateaux étaient tout petits, et nous ne pouvions rien prendre, pas de meuble. Rien. » Ces gens ont été jetés dans les bidonvilles de Mauritius comme de la vidange. Pêcheurs et fermiers, ils n’avaient pas le savoir nécessaire pour réussir dans cet environnement hostile. Ils n’ont reçu aucune aide. Ils n’ont reçu aucune compensation. Pour obliger les derniers à partir, on a tué leurs animaux domestiques en les asphyxiant au gaz d’échappement des voitures militaires. Jeannette Alexis était parmi les derniers à partir. « Je pleurais, tenant la jupe de ma mère. Bien que jeune, je comprenais qu’on perdait quelque chose de précieux, je comprenais qu’on perdait notre pays, » dit-elle.

La visite de Diego Garcia est défendue, alors l’histoire est restée inconnue pendant 30 ans, jusqu’à ce qu’un des exilés, Olivier Bancoult, se révolte. Bouleversé par la mort de ses trois frères causée par l’alcool et le suicide de sa sœur, il a décidé de poursuivre le gouvernement britannique. La fortune lui a souri. Son avocat, Richard Gifford, a découvert les documents secrets qui traitaient de l’entente entre le Royaume Unis et les Etats-Unis pour la construction de la base militaire de Diego Garcia.

« Un officier de la British Foreign Office parlait de « maintenir la fiction », raconte Gifford. La « fiction » en question est que Diego Garcia était « inhabitée ». Les documents révèlent que les responsables ne pensaient pas qu’on allait remarquer la déportation des indigènes. Il est confirmé que c’était à la demande des USA que l’île allait être « abandonnée aux goélands ». Un des documents déclare que « Le gouvernement des Etats-Unis demande l’enlèvement de la population entière avant le mois de juillet ». Les Britanniques étaient heureux d’accéder à la demande.

Qu’est ce que les Britanniques ont reçu en échange de « leur île inhabitée »? Des missiles Polaris à prix réduit. Les USA ont baissé le montant de la facture à 14 millions $US. La découverte de ces documents est un coup fabuleux pour Gifford. La Cour Suprême d’Angleterre a jugé que la déportation de la population de Diego Garcia était illégale. Mais elle n’est pas allé plus loin, rendant sa décision sans conséquence. La population n’a reçu ni argent, ni ce qu’elle souhaitait le plus : le droit de retourner sur l’île. « Les gens de Diego Garcia ne se sont jamais opposés à la construction de la base militaire. Mais ils sont très frustrés de ne pas pouvoir y travailler. » dit Gifford. La base militaire emploie plusieurs milliers de travailleurs surtout des Philippines, et les dirigeants ne souhaitent pas recevoir de visite. Quand les déportés ont demandé le droit de visiter les cimetières familiaux, les Britanniques leur ont répondu qu’il fallait demander aux Américains.

Les déportés se sont adressés à George W. Bush. L’administration Bush a répondu qu’il fallait demander aux Britanniques. « À cause de son importance primordiale dans la guerre contre le terrorisme, les responsables britanniques ont refusé la permission de visiter Diego Garcia. Nous sommes solidaires avec cette décision », ont dit les Américains. Caseem Uteem, l’ex-président de Mauritius, a écrit à George W. Bush, plaidant la cause des déportés. « Je pense que c’est non simplement inhumain, mais aussi illégal. On n’aurait jamais dû les enlever. » dit-il.

Si ça peut réconforter les ex-habitants de Diego Garcia, il y a toutes les chances que d’ici 250 ans, la reine d’Angleterre (il se peut que ça soit encore Elisabeth II) promulgue une proclamation déclarant ce qu’ils savent déjà : voir qu’ils ont été enlevés de leur pays et envoyés dans une vie de misère, mais qu’elle (la reine) espère qu’ils vont pouvoir tourner la page de ce chapitre sombre de leur histoire. Espérant qu’ils vont pouvoir reconstruire leurs vies entre temps.

Un dernier petit mot au sujet de la proclamation. En français, le texte déclare :

« Attendu que la déportation du peuple Acadien, communément appelée le Grand Dérangement ». Ce qui est traduit par :

« Whereas the deportation of the Acadian people, commonly know as the Great Upheaval ».

Ce qui est intéressant, c’est que « Dérangement » devient « Upheaval » dans le texte anglais. En fait «Dérangement » est mieux traduit par « inconvenience ». « Upheaval » veut plutôt dire « bouleversement ». Ce que je trouve très spécial c’est l’ironie de cette phrase « Grand Dérangement », comme si la déportation était une espèce de super piqûre d’insecte ou de grande fuite de robinet. Même très jeune, cette phrase me frappait fort. Je me demande si ceux qui ont connu le Grand Dérangement ont voulu diminuer l’importance de cet événement en le traitant pince sans rire. La traduction anglaise « Great Upheaval » (« Grand Bouleversement ») trahit le sens du français. Elle laisse entendre que les Acadiens exilés passaient leurs vies à se lamenter. Les Acadiens ont réagi plutôt comme Elisabeth Brasseaux lors du naufrage de son bateau. Perdu sur les rives de la rivière Saint Jean, le groupe d’exilés s’est retrouvé bredouille, et même déprimé. Alors la petite Elisabeth en voyant les gens dans un état de choc, leur a dit, « Réveillez vous, il y a du travail à faire ». Si les Acadiens n’avaient pas été capables de s’organiser pendant la déportation et l’exil, il n’y aurait pas eu leurs descendants pour applaudir la proclamation de la reine d’Angleterre 250 ans plus tard. En traitant leur sort de « Dérangement » ils ont réussi à enlever un peu de sa force. Un dérangement n’est pas du tout aussi bouleversant qu’un bouleversement et donc plus facile à surmonter. Même un Grand Dérangement.

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