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Rino Morin Rossignol - 31 décembre 2003
Samedi dernier, en écrivant ma chronique, j'étais envoûté par une rythmique à tendance pelvienne. Un peu plus, et ç'aurait été quasiment péché. Mais bon, aujourd'hui est un autre jour, il pleut sur la neige sale, l'an 2003 fait une dernière brassée de blanc avant de céder la place à l'an nouveau et ce matin il me semble que la mélopée est de mise, car j'ai le cœur à la nostalgie. Alors, je me réfugie dans les Gymnopédies d'Erik Satie.
Rino Morin Rossignol Chroniqueur morinrossignol@sympatico.ca
Extrême lenteur des notes glissées l'une après l'autre, comme si le poète musicien avait tout son temps. Extrême patience devant cet infini si fascinant dans lequel nous nageons tous, certains à contre-courant, mus par un appel instinctif de la vie, à la vie. Entre-temps, dans cet infini, il y a l'histoire. L'histoire individuelle, celle de chacun et chacune d'entre nous : la naissance, la parole, la pensée, l'amour, la vie, la mort. Et il y a l'histoire collective à laquelle nous nous rattachons par l'origine, l'éducation, la culture, la vie, la mort. Ou le désir.
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Quelques grains de sable seulement encore en suspens dans le sablier de 2003. Ce soir même, sur le coup de minuit, nous retournerons le sablier, entre deux « bonne année! » posées sur les joues de nos parents, amis, amants, enfants, et même de quelques étrangers éméchés, croisés à la sortie d'un bar, le cœur joyeux posé en bandoulière sur la fête. Nous retournerons le sablier et il sera miraculeusement plein à craquer de tant de secondes à naître et d'heures inouïes qui viendront marquer en 2004 notre vie personnelle et notre vie collective de moments intenses, comme autant de jalons sur notre parcours terrestre. Le plus désolant, c'est que tout cela nous conduit à l'échéance ultime. Comme une Gymnopédie d'Erik Satie : fugace mouvement diaphane dans l'infini sablier du Temps.
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Le temps étant une denrée si précieuse, il va sans dire que la fébrilité qui a marqué l'Acadie en 2003 ne connaîtra pas de répit en 2004. Et pour cause. Après l'étonnante nomination de l'ancien contestataire Herménégilde Chiasson au poste de lieutenant gouverneur de la reine d'Angleterre-et-de-par-ici, en plein mitan d'un houleux débat sur la nécessité d'obtenir des excuses royales, justement, pour le quasi-génocide de 1755; et après la non moins étonnante proclamation royale édulcorée à l'extrême votée par le Parlement canadien et visant, sournoisement, à clore ce débat devenu entre-temps une supplique gênante pour obtenir «au moins» la reconnaissance des torts causés aux Acadiens en 1755, sans pour autant que le mot «torts» ne soit employé en référence à l'ignominieuse déportation des féaux sujets de la reine de par-là-bas-et-par-ici, l'Acadie s'apprête à vivre en 2004, curieuse bizarrerie de l'histoire, les célébrations de sa naissance en Amérique! Qui a dit que l'histoire n'était pas capable de faire un clin d'œil aux peuples, tout en faisant un pied de nez à ceux qui les gouvernent?
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2004 sera une année faste en Acadie. J'entends déjà les cocoricos enthousiastes annonciateurs de la surenchère métaphorique à laquelle se livrera l'élite au cours des prochains mois. L'élite aime les «grands rendez-vous» avec l'histoire. Elle ne tient pas à en rater un seul. Non pas par devoir, mais tout simplement parce qu'elle croit que c'est elle que l'histoire invite au rendez-vous. Parce qu'elle croit, en fait, que c'est elle qui fait l'histoire. Alors que l'histoire révèle bien souvent qu'elle s'écrit à contre-courant des diktats, fussent-ils joyeux, de cette élite qui plastronne, cocardes tricolores étoilées piquées sur le torse. L'histoire, c'est peut-être surtout tante Blanche qui, au début de la colonie au Madawaska, allait de maison en maison porter des denrées aux gens pauvres et malades pendant la disette. C'est peut-être Louis Mailloux, mort injustement pour s'être trouvé sur les lieux d'une émeute à l'époque où il était interdit d'étudier en français en Acadie pourtant française. L'histoire, c'est peut-être aussi tous ces anonymes, arrivés avec de Monts et Champlain en 1604 à l'île Sainte-Croix, et dont on ne citera jamais les noms; tous ces sans face, tous ces sans gloire, tous ces sans-papiers de jadis qui n'auront pu vaincre les rigueurs d'un premier hiver en Amérique, mais dont le courage - celui des humbles -, et la force - celle des braves -, auront ultimement fait jaillir un peuple sur ce territoire si peu accueillant.
* * * L'année 2004 sera celle de la célébration d'une Acadie qui refuse de s'éteindre, soufflant patiemment les braises incandescentes de son singulier destin. Une Acadie qui refuse de se taire devant les mécréants et les usurpateurs de parole s'exprimant faussement en son nom. Une Acadie qui refuse de plier l'échine devant l'injustice, l'abandon et la condescendance de tous ceux qui disent lui vouloir du bien en cherchant à la soumettre. L'Acadie est rebelle. À sa manière, avec son accent flûté, avec ses idiosyncrasies patinées par l'air salin des côtes et fouettées par les cimes de ses forêts du nord, l'Acadie questionne et soupire, prie et grince, chante et revendique. Elle est d'ici, voyez : ses branches zèbrent le ciel de l'Amérique. Mais elle est d'ailleurs, également, car ses racines tentaculaires s'abreuvent à d'autres terres. Elle est familière, mais secrète. Moderne, mais indomptée. Fière, mais modeste. Timide, mais résolue. Méfiante, mais accueillante. Et toujours, toujours, elle est: Acadie. Ce mot lancé à la face du Temps comme un défi. Ce mot qui la nomme sans la définir, et qui la définit sans la saisir. Acadie: ce mot venu on ne sait d'où, mais menant tout droit au cœur de ceux et celles qui lui donnent vie. Comme vous, aimables lecteurs zé lectrices!
Bonne Année, Acadie!
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