LE GRAND DÉRANGEMENT - Une simple critique

E. D. Aucoin

L'Évangéline, le 22 juin 1922, page 1

La saine critique littéraire, si elle est bien comprise des Acadiens, est rarement pratiquée, et cela s'explique facilement. Les produits de l'esprit sont tellement peu nombreux chez nous que quand un des nôtres a eu le courage de faire publier un volume ou une brochure, nos fervents de la plume font tout de suite des efforts pour opérer la diffusion de cette littérature historique. C'est là un acte inspiré par de nobles sentiments et presque toujours la seule récompense que reçoivent les auteurs. Nous disons littérature historique, car toutes les œuvres littéraires acadiennes, à part quelques brochurettes, se rapportent à notre histoire.

La conduite des Acadiens relativement à la publication de la récente brochure de M. Placide Gaudet n,a pas été différente de celle précédemment énoncée.

Cependant, si nous nous reportons à quelques semaines passées, aussitôt après les articles-réclames des premiers jours de l'apparition de la plaquette qui fait, ce sujet de notre étude, nous pouvons saluer un de nos érudits bien pensant, Mgr. S.-J. Doucet, qui vient nous donner ses impressions sur la question débattue par M. Gaudet : " Sur qui repose la responsabilité de l'expulsion des Acadiens ". Dans son article, Mgr Doucet, dont on connaît le grand esprit de discernement, après avoir complimenté l'auteur du " Grand Dérangement " (du récit et non pas du drame vivant) passe un jugement qui est accepté de la nouvelle école et qui est tout l'opposé de la thèse de M. Gaudet. Et toutes ces choses sont dites avec des expressions si polies et des tournures de phrases si bien agencées que le lecteur qui n'a pas réellement parcouru le travail historique de M. Gaudet peut croire que les deux écrivains sont du même avis. Notre grand patriote qui si signe modestement D. F. L. si bien connu et apprécié des lecteurs de l'Évangéline, avait écrit son article, ainsi qu'il nous l'annonce avant de lire les commentaires de Mgr Doucet. Néanmoins, la lecture du travail historique en question n'avait fait que convaincre d'avantage ce fin observateur, de la complicité de l'Angleterre dans cette affaire du grand dérangement. C'est la pensée développée dans ce deuxième article selon les raisonnements d'une saine logique.

Celui qui, selon nous, a eu le plus de courage et qui, en peu de mots nous donne la valeur intrinsèque de la brochure de M. Gaudet, c'est notre vaillant rédacteur en chef de l'Évangéline, M. Alfred Roy. Celui-ci dans un style toujours clair fait connaître aux lecteurs de son journal que la plus grande partie des documents contenus dans le travail de notre généalogiste a été interprétée naguère par un maître de la pensée canadienne française qui signe Henri d'Arles. Et aussi que la richesse de ces observations, données sou forme d'annotations, mérite de faire école.

Nous trouvons cependant que Monsieur Roy va un peu loin quand il dit : " Autant vaudrait dire par conséquent que notre Société Nationale et le peuple acadien qu'elle représente font leurs arguments de M. Gaudet et approuvent sans plus de façon la thèse qu'il défend ". Selon nous, notre Société nationale n'endosse pas nécessairement (1) la thèse de M. Gaudet, mais elle fait la faute de ne présenter qu'un seul côté de la question, ou plutôt qu'une manière d'interpréter nos archives. Malheureusement notre Société Nationale n'est pas tombée sur le document qui, dans les circonstances, aurait le mieux fait connaître notre histoire. Monsieur Roy d'ailleurs évoque cette pensée quand il dit ce que n'est pas le travail de M. Gaudet.

Le manuel d'histoire de vulgarisation n'étant pas encore écrit, la Société Nationale a voulu faire connaître à son peuple certains documents historiques relatifs à l'expulsion, et nous croyons qu'elle a bien fait.

Seulement, le peuple acadien se serait montré beaucoup plus digne de sa réputation si par l'entremise de la Commission d'histoire à son dernier congrès, à la Pointe-de-l'Église, il avait au moins offert un vote de félicitation à la personne si dévouée qui venait de terminer la thèse de la nouvelle école, thèse autrement élaborée et autrement convainquante que celle présentée par le lauréat du Comité Souvenir.

On se rappelle en effet qu'à notre dernier congrès plénier à la Pointe-de-l'Église, (Commission d'Histoire) aussitôt après avoir fait adopter une résolution recommandant à notre Société Nationale la publication du manuscrit de M. Placide Gaudet, un délégué assez bien renseigné, voulut formuler l'expression des sentiments de reconnaissance du peuple Acadien vis-à-vis des efforts sans nombre déployés par l'inlassable annontateur d'Acadie, Monsieur Henri d'Arles, expression de reconnaissances qui eut parmi la foule quelques bons avocats de la cause. Mais on se rappelle aussi de quelle part nous vint l'avis que le moins longuement expliqué et carrément opposé à cette résolution. Ceux qui n'avaient pas eu le plaisir de parcourir les volumes d'Acadie, et ils étaient le grand nombre, alléguèrent pour prétexte qu'en offrant un vote de félicitation à l'éditeur de l'œuvre d'Édouard Richard, le peuple acadien secondait par là même les interprétations nouvelles publiées en annotations au manuscrit original.

Pour agir avec logique les partisans de ce raisonnement auraient dû le rendre rétroactif, comme l'on exprime en termes de législation et l'appliquer au manuscrit de M. Gaudet dont on venait de recommander la publication sans en avoir pris connaissance.

Laissez-nous ajouter que le secondeur de la motion en faveur du vote de félicitations dont nous parlons, sut signaler avec énergie ce raisonnement qui nous semblait basé sur de fausses prémisse.

À notre humble avis, le manuscrit de M. Gaudet méritait d'être livré au public, même par notre Société Nationale et la dépense d'énergie intellectuelle menée à un si haut degré par Henri d'Arles dans l'édition d'Acadie appelait de notre part plus qu'un vote de félicitations.

Quoiqu'il en ait de l'attitude des Acadiens en l'occurrence, il reste que la brochure de M. Placide Gaudet s'adresse à une classe de spécialistes et que par conséquent, elle ne saura intéresser le commun des lecteurs.

D'autre part, les trois tomes d'Acadie étant très volumineux et en conséquence assez dispendieux, ne pourront pas atteindre tous les foyers acadiens. Il n'en reste pas moins vrai que cette édition si richement documentée constitue un monument historique à l'hommage du peuple martyr, et que sa diffusion, parmi nous, pour lente qu'elle puisse paraître, ne manquera pas d'acquérir pour Henri d'Arles, la sympathie toute proverbiale de la vieille Acadie.

E. D. Aucoin

(1.) Sans vouloir entrer en discussion avec notre distingué compatriote, nous croyons devoir faire ici une remarque qui s'impose : Le fait que la Société Nationale achète et publie la thèse de M. Gaudet ne constitue pas nécessairement une approbation de cette thèse. Mais examinons un peu les circonstances : l'on refuse à Henri d'Arles un vote de remerciements sous prétexte qu'en offrant un vote de remerciement à l'éditeur de l'œuvre d'Édouard Richard, le peuple acadien secondait par là même les interprétations nouvelles, etc. " Et ces mêmes personnes qui poussent le scrupule jusqu'à refuser un vote de remerciement à un auteur de mérite parce que d'après eux, ce serait là seconder les " interprétations " de cet auteur, n'hésitent pas à acheter, à imprimer le manuscrit qui défend la thèse contraire.

Encore une fois comment interpréter le geste ?

A. R.

.