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M. l'abbé Casgrain
(Par Placide Gaudet)
[L'Évangéline, le 12 mars 1896, page 3]
On a vu par le mandement de Mgr Walsh, publié en entier dans l'Évangéline de la semaine dernière, que le premier archevêque d'Halifax, ordonna qu'un messe solennelle fut célébrée le 10 septembre 1855, dans toute les églises des paroisses acadiennes de son diocèse. Le but de cette fête religieuse était de rappeler aux descendants des confesseurs de la Foi les cruelles souffrances de leurs ancêtres, afin de les affermir de plus en plus dans leur attachement à la religion de leurs pères.
Se basant sur le récit de Haliburton, Mgr Walsh croyait, comme tous ceux qui avaient lu l'excellent ouvrage de ce savant écrivain, que le 10 septembre 1755 était la date du départ des navires qui emmenèrent en exil la population acadienne du bassin des Mines. Voilà pourquoi il établit le 10 septembre 1855, pour la commémoration du centième anniversaire de ce triste et lugubre événement.
Parkman a été le premier historien à relever cette date erronée, et cela en 1884 dans une étude intitulée The Acadian Tragedy. Jusqu'alors tous ceux qui avaient écrit sur l'Acadie, depuis Haliburton, en 1829, jusqu'à Philip H. Smith, en 1884, y compris Hannay et le très sympathique auteur de La France aux colonies et d'Une colonie féodale, M. Rameau de St-Père, fixaient au 10 septembre, le départ des navires du bassin des Mines.
Haliburton nous raconte qu'une note marginale dans l'histoire du Massachusetts par Minot lui a appris l'existence du journal manuscrit du colonel Winslow à la bibliothèque de la société de Boston. L'auteur de An Historical and statistical Account of Nova Scotia alla ensuite à Boston pour lire ce précieux ouvrage, et en fit plusieurs extraits qu'il inséra dans le premier volume de son Histoire de l'Acadie.
Au mois de mars 1880, le commissaire des archives de la Nouvelle-Écosse, Thomas B. Akins, fit transcrire de l'original le volumineux manuscrit de Winslow, et le tout, aujourd'hui imprimé, forme 260 pages. Ce journal est publié en entier dans les volumes III et IV des Collections of the Nova Scotia Historical Society. Il est divisé en deux parties. La première qui raconte le siège de Beauséjour, est dans le volume IV, imprimé en 1885, et renferme 134 pages. La seconde, celle qui a trait à l'expulsion, se trouve dans le volume III, et fut publiée en 1883. Elle contient 126 pages.
Je dis que ce manuscrit fut imprimé en entier ; c'est du moins ce qu'on aurait droit à s'attendre. Cependant, j'ai tout lieu de croire qu'on a éliminé certaines pièces. En effet, comment se fait-il qu'on n'y rencontre pas la lettre écrite par Winslow, à Beauséjour, le 13 août 1755, le même jour qu'il apprit la défait de Braddeck, et la veille de son départ pour les Mines ? Cette lettre que M. Rameau de St-Père qualifie d'abominable est citée à la page 155 du tome second d'Une colonie féodale.
Donc jusqu'en 1884, tous ceux qui avaient écrit sur l'expulsion des Acadiens plaçaient la date de la déportation au 10 septembre 1755, et cela parcequ'ils se basaient sur l'assertion de Haliburton.
Francis Parkman, de Boston, en sa qualité de membre honoraire de la Société historique de la Nouvelle-Écosse, fut un des premiers à recevoir le volume III des Collections of the Nova Scotia Historical Society, dans lequel se trouve la partie du journal de Winslow qui a trait à l'expulsion. L'historien bostonnais fit alros le récit du bannissement des Acadiens qu'il inséra dans son ouvrage intitulé Montcalm et Wolf, imprimé en 1884. Mais avant de livrer ce livre au public, Parkman voulut faire de la réclame, et en conséquence il publia dans une revue américaine un article sous la rubrique de The Acadian Tragedy qui fut reproduit dans plusieurs journaux anglais des provinces maritimes. Cet écrit est très injuste envers les Acadiens et Philip H. Smith, l'auteur de Acadia - A lost chapter in American history, en fut tellement indigné qu'il fit aussitôt, à l'automne de 1884, dans le Boston Pilot une verte réplique à Parkman. Cela m'épargna un travail semblable que j'avais alors entrepris à la demande du regretté supérieur du collège St-Joseph, le T. R. P. Lefebvre.
Le livre de Parkman, intitulé Montcalm and Wolf fit surgir un vaillant et habile défenseur des Acadiens dans la personne de M. l'abbé H. R. Casgrain. Ce savant écrivain québecquois à la plume facile, féconde et coulante avait déjà publié les ouvrages suivants: Légendes canadienne et variétés ; Biographies canadiennes ; Histoire de la vénérable mère Marie de l'Incarnation, et Histoire de l'Hôtel-Dieu de Québec.
Le nom de M. l'abbé Casgrain figurait alors, comme il figure encore aujourd'hui au premier rang parmi les hommes de lettres de l'ancienne province de Québec, et ce n'est pas peu dire. Descendant d'une illustre famille, ce grand chercheur, ce travailleur infatigable jouit de l'extrême avantage de posséder les ressources pécuniaires qui lui permettent de faire voyages d'outre-mer, pour aller puiser aux sources les documents et les renseignements qu'il lui faut pour étayer ses livres de pièces irréfragables. Voilà ce qui manquait et qui manque encore à ceux des nôtres qui se livrent à l'étude de l'histoire de leur pays.
C'est à l'automne de 1885, cent trente ans après la catastrophe de 1755, que M. l'abbé Casgrain fit son premier voyage en Acadie, afin de visiter et connaître les lieux où se déroulèrent les scènes du drame du grand dérangement. Il s'arrêta d'abord à Memramcook, d'où il se rendit à Beauséjour, Beaubassin, Grand-Prée, Pigiquit, la Rivière-aux-Canards, Port-Royal et Digby. Il avait quitté Québec le 1er Octobre et le 10 du même mois, il était à Digby, d'où il traversa à St-Jean. Deux jours après, il rentrait à Québec, ayant été obligé d'abandonner l'itinéraire qu'il s'était tracé, à cause de la saison avancée. Il ne put reprendre la continuation de son pèlerinage au pays d'Évangéline qu'au commencement de juillet 1887, et visita alors le Cap-de-Sable, la baie Sainte-Marie, le Cap-Breton, Shédiac, Bouctouche et Bathurst. Mais dans cet intervalle de plus d'un an et demi, il fit deux voyages consécutifs en France et en Italie et un à la Louisiane.
On se demande pourquoi toutes ces démarches, tous ces voyages ? En voici la cause. Pour publier l'acte ignoble des auteurs du bannissement des Acadiens par la soldatesque de la Nouvelle-Angleterre, l'historien américain, Francis Parkman, avait déshonoré sa plume en se faisant l'apologiste des persécuteurs de nos pères et en faussant l'histoire dans son Montcalm et Wolfe. Au moyen de sophismes et de raisonnement tortueux, cet auteur prétendait que les familles acadiennes ne furent pas disloquées et que la conduite des missionnaires avait rendu l'arrêt de l'expulsion indispensable. Pour réfuter l'argumentation de Parkman, il fallait des pièces irréfragables et des renseignements que pouvait fournir la tradition conservée dans nos familles acadiennes. Or, les deux voyages de M. l'abbé Casgrain dans les provinces maritimes et celui à la Louisiane avaient pour but de recueillir de la bouche même des petits-fils et des arrière-petits-fils des victimes de 1755 les légendes se rapportant à la dislocation des membres de leur famille, lors de l'embarquement sur les navires qui les emmenèrent en exil à l'époque de la tourmente. Des documents de la plus haute importance se trouvaient aux archives de Londres et de Paris et l'abbé Casgrain s'y rendit pour les compulser.
Tout cela pour un homme à moitié aveugle, était un travail énorme, mais M. Casgrain ne craignait pas de se l'imposer et sut le mener à bonne fin. Son excellent livre, Un pèlerinage au Pays d'Évangéline en fait foi. La première édition parut au mois de septembre 1887, six à sept semaines après son retour à Québec du second voyage de M. l'abbé Casgrain en Acadie.
Ce précieux volume est divisé en vingt et un chapitres. Les cinq premiers donnent un récit exact et circonstancié de l'expulsion des Acadiens du sol de l'Acadie à l'automne en 1755. Dans les six chapitres suivants on trouve les navrants détails des misères, des souffrances et des persécutions éprouvées par les exilés, après leur déportation dans les colonies anglaises et dans les prisons d'Angleterre.
Le reste de l'ouvrage traite de la réorganisation des Acadiens dans les provinces maritimes.
Une autre édition canadienne du même livre fut publié en 1888, beaucoup plus complète que la première. L'année suivante, une troisième édition fut imprimée à Paris, et une quatrième en 1890. Cette dernière est la meilleur des quatre.
Le tout est écrit dans un style facile, coulant, énergique et entraînant, qui nous fait éprouver de vives et touchantes émotions en lisant ces scènes lugubres du passé.
M. l'abbé Casgrain s'est montré le défenseur de la nationalité acadienne, et nous le considérons comme l'un des bienfaiteurs de notre petit peuple, à l'égard de M. Rameau de St-Père. Après avoir doté sa province des fruits de sa vaillante plume, ce vaillant littéraire canadien, poussé par son amour pour la vérité historique, a tourné ses regards vers ses frères de l'Acadie et a voulu connaître leur histoire, en elle-même tout un poème, et dont les traits les plus dramatiques étaient encore inédits.
Le nom de M. l'abbé Casgrain restera à jamais gravé en caractères indélébiles comme un des plus grands amis des Acadiens.
PLACIDE GAUDET
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