DISCOURS DE MGR DOUCET À GRAND PRÉ

L'Évangéline, le 24 août 1922

Transcription : Fidèle Thériault

" La signification de l'Église-Souvenir - Les conséquences de la déportation. Le pardon mais non l'oubli… Nos institutions et notre langue.

Pour les peuples comme pour les individus, il est des jours de grand bonheur, des jours o`le contentement et la joie se manifestent dans un épanchement irrépressible. C'est surtout le cas quand ces jours ont été précédés par des jours sombres et tristes. C'est après la tempête que l'on jouit le plus d'un ciel pur et serein ; c'est quand le soleil reparaît après avoir resté longtemps caché qu'il semble rayonner avec plus d'éclat et que la lumière dont il inonde la terre nous paraît plus radieux et plus vivants.

Comme il est beau le soleil qui recommence à luire sur notre chère Acadie ! Après avoir connu tant de jours de malheur elle est aujourd'hui dans l'allégresse. Elle a passé par la tourmente ; elle a brisé les chaînes qui la retenaient dans l'esclavage, et maintenant elle respire l'air de la liberté et goûte avec les autres peuples la joie de vivre.

Aujourd'hui, sur le sol arrosé des pleurs et du sang de nos pères, lieu qui a été le principal théâtre de la tragédie de 1755, nous épanchons nos cœurs dans un Te Deum de reconnaissance et de joie ; nous dédions au Très-Haut par des prières spéciales, et surtout l'acte religieux le plus solennel, le plus sacré qui puisse avoir lieu sur la terre, l'adorable sacrifice de nos autels, un monument qui témoigne de notre fidèle attachement à notre divine religion, de notre douce souvenance de nos aïeux et de nos ferventes espérances en l'avenir de notre race.

La nouvelle église de Grand-Prée, surmontée de sa grande et brillante croix dira bien haut à tous les peuples que les fils des " confesseurs de la foi " sont dignes de leurs nobles ancêtres ; qu'ils ne craignent pas de lever la tête et reprendre leur place au soleil. Elle dira que les noirs complots ourdis contre nos pères et mis en exécution pour faire disparaître le peuple acadien de la surface de la terre ont été aussi vains que barbares. Elle dira aussi que les Acadiens sont aujourd'hui pleinement conscients de leur miraculeuse survivance, et que c'est en calquant leur vie sur la vie vertueuse de leurs ancêtres qu'ils veulent continuer à prospérer et à grandir.

La pensée que nous sommes aujourd'hui en mesure, non seulement de fêter notre réveil, notre résurrection nationale, mais qu'il nous est devenu possible de chômer cette fête de la manière la plus solennelle et la plus publique ici-même, ici à la Grand'Prée, nom qui évoque nos plus douloureux souvenirs, cette pensée, dis-je, est propre à faire naître en nos âmes la plus douce satisfaction. C'est la meilleure, la plus noble revanche que nous puissions désirer.

Mais même au milieu des reconnaissances que la situation actuelle de notre peuple a rendues possibles et si justifiables, devons-nous, pouvons-nous oublier complètement le passé ? En face de cette Église-Souvenir, pouvons-nous ne pas nous rappeler les sombres pages de notre histoire et surtout les lugubres scènes qui se sont déroulées en ces lieux ? Nous voudrions bien ne plus y penser, mais impossible. Les suites des terribles injustices qu'on a commises à notre égard sont encore trop visibles pour que l'on puisse rester absolument indifférent au souvenir de nos malheurs passés. Comment peut-on ne pas voir que si la tragédie de 1755 n'eût pas eu lieu c'est au moins un million d'Acadiens que nous serions aujourd'hui au lieu de deux cents mille ? Et une bonne partie de ce million d'Acadiens occuperaient les terres qui nous ont été ravies dans les trois provinces maritimes, particulièrement dans la Nouvelle-Écosse, berceau de l'Acadie. Est-ce que j'exagère ? Rameau de St-Père estime à 18,000 le nombre d'Acadiens qu'il y avait en 1755, en comptant ceux de l'Ile St-Jean, et à 2,800 en 1763, huit ans après la déportation, ce qui accuse une déportation des trois-cinquièmes de la population d'avant la déportation. En acceptant les données de M. Rameau, on peut donc dire sans crainte d'exagération que, sans l'expatriation, et en tenant compte de l'accroissement naturel des familles acadiennes, nous serions aujourd'hui un million d'Acadiens, peut-être même sans compter ceux qui se sont expatriés volontairement depuis quelques années aux États-Unis.

Étant un million d'Acadiens, est-ce que nous serions satisfaits d'avoir seulement trois collèges et le nombre de couvent que nous avons actuellement ? Quels progrès n'aurions-nous pas réalisés sous tous les rapports - dans le commerce, dans l'industrie, dans toutes les professions - si nous n'avions pas été décimés, et si nos efforts n'avaient pas été entravés comme ils l'ont été ! Quelle importance n'aurions-nous pas acquise et quelle influence n'exercerions-nous pas au milieu des autres nationalités dont se compose le Canada ! Non, nous ne pouvons oublier les criantes injustices, le crime abominable dont notre peuple a été victime. Nous pouvons pardonner et nous pardonnons, mais nous ne pouvons oublier. Nous ne pouvons oublier le complot de Lawrence et de Shirley pour amener l'extermination du peuple acadien. Peu importe à ceux qui en ont été les victimes, que ce complot, qualifié de complot diabolique par le juge Savary de cette province (Nouvelle-Écosse), ait eu, ou non, son origine en des conseils plus élevés que ceux de nos anciens gouverneurs, et que d'autres qu'eux y aient pris, ou non, la plus large part de responsabilité, Nous ne pouvons pas non plus ne pas ressentir les fausses accusations de déloyauté que portent certains historiens contre nos pères et ne pas protester contre leurs travestissements des faits de notre histoire. C'est pour pallier les mesures barbares que les autorités civiles du temps ont adoptées contre notre peuple que ces historiens et tous ces écrivains qui nous sont hostiles dénaturent les faits, mais vains sont leurs efforts ; ils ne réussiront jamais ;à montrer que la déportation des Acadiens fut une mesure justifiable. " La tragédie de l'expulsion des Acadiens en 1755, dit feu l'archevêque O'Brien, est une tâche qui comme les mains de Pilate, ne pourrait être lavée par toutes les eaux de la baie de Funday, et ne saurait être masquée par les raisonnements subtils de nos apologistes modernes. "

La mesure adoptée par Lawrence et ses complices n,a servi qu'à montrer qu'ils ont été les auteurs d'une colossale bévue. Malgré leurs tentatives d'extermination contre notre peuple, malgré les horreurs de l'exil des proscrits de 1755, malgré le dénuement et les misères de toutes sortes qui ont suivi cet exil, les Acadiens se montrent aujourd'hui pleins de vie, nobles et grandis. Ils fêtent leur délivrance. Ils chantent les hymnes de leur résurrection. Ils invoquent l'étoile bénie sur laquelle ils se sont guidés et continueront à se guider pour arriver au port. À Notre-Dame de l'Assomption, ils offrent en ce jour leurs hommages et placent en elle la plus fidèle confiance.

Le miracle de notre survivance et les pas de géants que nous avons déjà faits dans toutes les voies du progrès doivent nous convaincre que nous sommes capables de faire encore plus, beaucoup plus que nous n'avons fait, et il nous reste encore tant à faire. En avant donc ! Il est trop tôt pour nous reposer sur nos lauriers. En avant !

De tous côtés il y a des œuvres qui font appel à notre intelligence et à notre bonne volonté. Il y en a que nous n'avons peut-être pas encouragé suffisamment. Donnons-nous à nos collèges et à nos couvents l'appui que nous avons peut-être promis et que nous négligeons de donner ? Où en est notre presse, la presse acadienne ? Tout vrai Acadien devrait pouvoir dire qu'il est abonné à au moins un de nos journaux acadiens. De combien d'Acadiens ne pourrions peut-être pas affirmer qu'ils ne font rien, absolument rien pour encourager la presse acadienne ? Ne s'en trouvent-ils pas même qui s'abonnent à d'autres journaux, peut-être même à des journaux (????)

Encourageons-nous aussi comme nous le devons notre société financière acadienne, la société mutuelle de l'Assomption ? Cette société, comme chacun le sait, a déjà fait un bien immense à notre peuple. La caisse écolière, qui est un des traits distinctifs de sa constitution a déjà des résultats étonnants en ce qui concerne l'éducation de nos jeunes Acadiens et promet les plus beaux résultats pour l'avenir. Encourageons notre société financière acadienne, donnons-lui la préférence sur toute autre institution du même genre. Nous ferons cela si nous sommes imbus du vrai patriotisme acadien. Que chaque Acadien devienne membre de la société mutuelle de l'Assomption. Elle compte à présent six à sept milles membres : elle devrait pouvoir en compter 50,000. Alors elle pourrait exercer dans le pays une influence immense pour le bien de notre nationalité.

Et notre langue ! N'oublions pas que notre langue maternelle, la langue française, est la plus belle de toutes les langues. Nous devons donc la conserver et la chérir. Nous devons la conserver et la chérir pas précisément et uniquement parce qu'elle est la plus belle de toutes les langues, ni parce que la langue française est la langue diplomatique internationale, mais parcequ'elle est notre langue, à nous, notre langue maternelle. Conservons ce précieux héritage que nous ont légué nos pères. C'est la sauvegarde de cet autre héritage encore plus précieux qu'ils nous ont légué - notre foi.

Faisons-nous un honneur, une gloire de parler la langue de la nation la plus civilisée de la terre, notre ancienne mère-patrie, la France. N'ayons pas honte de parler une langue cultivée par des milliers de gens qui ne sont pas d'origine française. Pas un citoyen de notre présente mère-patrie, pas un anglais ne se considère complètement instruit s'il ne sait pas parler le français.

Dans un voyage que je viens de faire en Europe, j'ai eu le plaisir d'entendre parler la langue française non seulement en France, mais en plusieurs autres pays - en Angleterre, en Italie, en Allemagne, en Hollande, en Belgique - partout où quelque occasion particulière s'est présentée. Je l'ai entendu parler par des Espagnols, même par des dames mexicaines avec lesquelles j'eus occasion de lier conversation en certaines villes d'Italie qu'elles se trouvaient-elles aussi à visiter. Il va sans dire qu'on la parle en France dans toute sa perfection et sa pureté. Je puis dire que je l'ai entendu parler aussi dans toute sa lucidité et sa grâce par un grand personnage italien. Je me trouvais avec un bon nombre de Canadiens-Français qui peuvent rendre le même témoignage. Nous sommes restés un bon quart d'heure suspendus à ses lèvres tant ses paroles étaient chaudes et éloquentes. Ce grand personnage n'était autre que notre saint Père le Pape Pie XI. C'était à une audience qu'il nous avait gracieusement accordée. J'eus l'honneur de lui être présenté, ainsi que Mgr Belliveau, curé de Grand'Digue. Deux Acadiens, dit tout haut quelqu'un de notre groupe de pèlerins. Deux Acadiens répéta le Saint Père en appuyant sur le mot acadien. C'est que le pape actuel connaît déjà les Acadiens. Je ne doute pas qu'il connaisse notre histoire et peut-être mieux que beaucoup d'entre nous. L'entendant parler notre langue et d'une manière si exquise, nous causa à tous le plus vif plaisir.

Acadiens, conservons et chérissons notre langue. N'en parlons pas d'autre entre nous et dans nos familles. Elle seule a droit de cité, a droit de se faire entendre à nos foyers.

Apprenons aussi à parler la langue anglaise, apprenons à la parler si nous le savons pas déjà parcequ'elle nous est très utile, si non absolument nécessaire. Nous sommes bien obligés de parler anglais quand nous voulons converser avec nos concitoyens de langue anglaise, car bien peu d'entre eux entendent notre langue, et, généralement parlant, ils se donnent bien peu de peine pour l'apprendre. Tant pis pour eux et tant mieux pour nous. Tant mieux pour nous, car leur indifférence sous ce rapport est une raison de plus qui nous porte à apprendre leur langue pour nous mettre et nous maintenir en relation avec eux. Tant mieux aussi pour nous parcequ'un homme qui sait parler deux langues, dit un grand écrivain anglais, vaut deux hommes. Avec la connaissance de deux langues nous serons mieux préparés, mieux armés pour les luttes de la vie. Avec la langue anglaise aussi bien qu'avec notre propre langue, nous pourrons mieux servir et faire prospérer notre chère Acadie. "

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