L'EXPULSION DES ACADIENS - L'abbé H. R. Casgrain

par Placide Gaudet

[L'Évangéline, le 19 mars 1896, page 3]

La semaine dernière, j'ai fait un bref historique de ce qui a porté M. l'abbé Casgrain à écrire Un pèlerinage au Pays d'Évangéline.

On me permettra aujourd'hui de revenir encore sur le même sujet, et de dire en passant un mot de MM. Rameau de St-Père et Édouard Richard.

De retour de son premier voyage en Acadie, à l'automne de 1885, M. l'abbé Casgrain se mit aussitôt à écrire le récit de cette visite, et le publia au printemps suivant dans la Minerve de Montréal, sous la rubrique Pèlerinage au Pays d'Évangéline. Cette étude forme les 133 premières pages de la première édition du beau livre portant le même nom, paru au mois de septembre 1887.

À l'automne de 1886 M. l'abbé Casgrain était à Paris, et au commencement de l'année 1887 il commença dans le Paris-Canada la publication d'un travail intitulé : Les Acadiens après leur dispersion. Après avoir refondue et considérablement augmentée, cette étude fut lue, le 26 mai suivant à une des séances de la Société Royale, à Ottawa. Quelque temps après elle subit une nouvelle métamorphose avec de nombreuses additions et fut ajoutée au Pèlerinage au Pays d'Évangéline dont elle forma la première moitié de la seconde partie de cet excellent livre. Le reste de l'ouvrage fut écrit après le voyage fait en Acadie à l'été de 1887, et à la fin de septembre de la même année l'impression de ce livre était achevée et livrée au public. Il avait coûté horriblement cher à l'auteur, non seulement de travail, mais de voyages. Qu'on en juge. Deux visites dans les Provinces Maritimes, deux voyages en France, un en Angleterre, un à la Louisiane, sans compter des masses de copies.

Mais ce n'est pas tout. Les passages suivants d'une lettre de M. l'abbé Casgrain, datée de Paris le 25 février 1888 à M. V. A. Landry, et publiée dans l'Évangéline du 21 mars suivant nous apprennent d'intéressantes choses. Voici :

Vous dirai-je avant de terminer cette lettre, quelle a été mon occupation pendant mon séjour à Paris cet hiver ? Elle ne saurait manquer de vous intéresser, parcequ'elle a eu tout entière pour objet l'histoire de votre chère Acadie. J'ai voulu épuiser la matière, et j'ai fait transcrire tous les nombreux manuscrits qui se trouvaient à Paris, particulièrement aux Archives de la Marine et des Colonies. Je ne me suis pas contenté de cela ; j'ai fait exprès le voyage de Londres, où j'ai fait copier au British Museum tout ce que renferment d'intéressant les manuscrits du Dr A. Brown sur la Nouvelle-Écosse ; et au Public Record Office (State Office Papers) une masse de documents qui n'ont jamais été publiés. Tout cela est destiné à voir le jour et jettera des flots de lumière dans les recoins de l'histoire restés inconnus, ou laissés à dessein dans l'obscurité. On sera stupéfait de constater jusqu'à quel point certains compilateurs et certains historiens ont trahi la vérité et trompé le public en laissant systématiquement dans l'ombre des pièces accusatrices qu'ils avaient sous les yeux, pour ne publier que celles qui pouvaient couvrir ou pallier les iniquités commises contre les Acadiens.

Si j'avais à recommencer la publication de mon Pèlerinage au Pays d'Évangéline, je serais beaucoup plus sévère que je ne l'ai été ; mais vous ne perdrez rien pour attendre : laissez venir la prochaine édition.

Au surplus, tous les documents qui ne pourront y être publiés in extenso le seront dans notre nouvelle revue, le Canada-Français.

Je serai inexorable pour les coupables, ces continuateurs de l'œuvre des Lawrence et des Winslow ; et ce sera le temps de dire : Laissez passez la justice de l'histoire.

C'est à la fin de février 1888 que M. l'abbé Casgrain écrivit ces lignes et dans le cours de la même année il fit paraître la seconde édition de son Pèlerinage au Pays d'Évangéline. La première ne contenait que vingt chapitres ; celle-ci en a vingt et un. Le chapitre troisième a été entièrement refondu et de telle sorte qu'il en a formé deux : le troisième et Le quatrième. M. l'abbé Casgrain y accumule une masse de documents irréfragables qui démolissent l'échafaudage bâti à fantaisie par Parkman. Celui-ci étant aux abois fit une longue critique dans la Nation de New York, au printemps de 1889, d'Un Pèlerinage au Pays d'Évangéline. Voici la conclusion d'une réplique en réponse à l'article de l'historien bostonnais que la Nation a refusé de publier, mais qui a paru au mois d'avril 1889, dans l'Électeur de Québec, sous le pseudonyme de Communiqué :

Les aveux qui éclatent à travers les emportements et les réticences de M. Parkman sont plus que suffisant pour donner l'éveil à tout lecteur clairvoyant.

1o Il avoue que le sujet a été traité à fond. Il va jusqu'à faire un reproche de ce que l'érudition y a été poussée trop loin. Un pareil reproche n'équivaut-il pas à un éloge ?

2o Il avoue que lui-même n'a fait qu'effleurer la période qui s'étend depuis la conquête de la Nouvelle-Écosse jusqu'à la dispersion des Acadiens ; ce simple aveu cache une défaite, car c'est là qu'est le nœud de la question acadienne ; c'est là que se trouve la cause première, la cause capital de l'attentat de 1755. Le récit de l'abbé Casgrain, appuyé sur le témoignage des deux partis, démolit complètement l'avancé de M. Parkman à la suite de la conquête de la Nouvelle-Écosse.

3o Il avoue que la lecture d'Un Pèlerinage au Pays d'Évangéline doit être faite avec une extrême précaution ; en d'autres termes, cela veut dire qu'elle porte avec elle une conviction tout opposée à ce que souhaite M. Parkman.

4o Enfin, il avoue que la dispersion des Acadiens a été, selon sa propre expression, un scandale ; mais il se hâte d'ajouter pour les deux partis.

À cette dernière allégation, je ne ferai que lui opposer le témoignage d'un écrivain anglais, contemporain des événements, le Dr. Brown :

"I can take upon me, dit-il, from a painful examination of the whole matter, to assert that Raynal neither knew nor suspected the tenth part of the distress of the Acadian - and that, excepting the massacre of St. Bartholomew, I know of no act equally reprehensible as the Acadian removal that can be laid to the charge of the French nation. In their colonies noting was ever done, that at all approaches to it in cruelty and atrociousness."

Pour tout résumer en un mot : la lumière est faite sur une partie de notre histoire, et, quoi qu'on fasse, on ne l'éteindra pas.

Comme on le voit, M. l'abbé Casgrain a rempli à la lettre l'engagement qu'il y avait pris : " Je serai inexorable pour les coupables, ces continuateurs de l'œuvre des Lawrence et des Winslow ; et ce sera le temps de dire : Laissez passer la justice de l'histoire. " En effet, aussitôt après son retour de Paris, au commencement du printemps de 1889, il publia dans Le Canada-Français, à Québec, une étude de longue haleine intitulée : Éclaircissements sur la question acadienne - Le serment d'allégeance. C'est ce travail qui forme le chapitre troisième et le quatrième de la seconde édition d'Un Pèlerinage au Pays d'Évangéline et qui a cloué Parkman au pilori de l'histoire.

Mais, M. l'abbé Casgrain ne s'arrêta pas là. Durant les quatre années que vécut le Canada-Français (1887-1891) il y publia plus de cent documents inédits sur l'Acadie qu'il avait fait transcrire aux archives de la Marine et des Colonies, à Paris, et au British Museum et au Public Record Office à Londres. Ces pièces " ont jeté des flots de lumière dans les recoins de l'histoire restés inconnue, ou laissés à dessein dans l'obscurité. "

Si tous ces documents ont vu le jour, c'est grâce au zèle et aux deniers de l'auteur d'Un Pèlerinage au Pays d'Évangéline. M. Édouard Richard en a profité pour écrire son livre magistral : Acadia, ouvrage le plus complet qui ait encore été publié sur l'expulsion des Acadiens. MM. Rameau de St-Père et l'abbé Casgrain avaient battu le chemin en fournissant à M. Richard toutes les pièces voulues pour faire un beau plaidoyer qui a reçu les éloges mérités de toute la presse du Canada et des États-Unis. Jamais aucun livre n,a eu plus de retentissement dans toute l'Amérique du Nord. Mais, c'est à tort qu'on attribue à M. Richard la découverte des documents qui lui ont permis de reconstruire un chapitre perdu, car c'est à M. l'abbé Casgrain que revient cet honneur.

Des archivistes avant M. l'abbé Casgrain avaient pris connaissance des manuscrits de la Collection Brown déposée au British Museum. En effet, le commissaire des archives de la Nouvelle-Écosse, feu T. B. Akins, en fit transcrire et quelques-uns plus ou moins tronqués furent imprimés en 1881, dans le volume II des Collections of the Nova Scotia Historical Society.

M. Brymner, dans son Rapport sur les Archives canadiennes pour l'année 1881 parle de la Collection Brown qu'il a lui-même examinée et compulsé et mentionne chacune des pièces qu'elle renferme. Mais il était réservé au patriotisme de M. l'abbé Casgrain de faire copier ces précieux documents manuscrits en 1888 et de les publier ensuite dans Le Canada-Français avec une masse d'autres.

Un des documents a pour titre : Judge Morris' remarks concerning the removal of the Acadians, et il est un de ceux que la Société Historique de la Nouvelle-Écosse a fait imprimer en 1881. Écoutons ce que dit M. l'abbé Casgrain en parlant de cette pièce dans une note au bas d'une page de ses Éclaircissements sur la question acadienne en 1889. La même remarque se trouve à la page 129 d'Un Pèlerinage au Pays d'Évangéline, seconde édition.

Cette description, dit-il, a été publiée dans un des rapports de la Société historique de la Nouvelle-Écosse, d'après les manuscrits du Dr Brown ; mais cette Société a agi, relativement à cette pièce, absolument comme le compilateur des Archives de la Nouvelle-Écosse, c'est-à-dire qu'elle l'a tronquée et qu'elle a laissé dans l'ombre tout ce qu'il y a de compromettant. On la trouvera reproduite en entier dans les DOCUMENTS INÉDITS du Canada-Français, p. 130, No XXXII.

Cette accusation méritée tomba comme un coup de foudre parmi les membres de cette docte Société, et à une de leurs premières réunions, le 10 décembre 1889, ils votèrent cette fameuse et ridicule résolution qui fut cause d'un joute littéraire très intéressante dans les colonnes du Halifax Herald entre l'illustre archevêque d'Halifax et sir Adams G. Archibald, président de la Société. Je me permettrai de citer une phrase de Mgr O'Brien. En parlant du désarroi dans le camp des adversaires jeté par les révélations de M. l'abbé Casgrain, Sa Grandeur dit : " le trident, qui a agité jusque dans ses profondeurs, et d'une manière si visible, les eaux tranquilles de la Société historique d'Halifax, était tenu, évidemment, par une main vigoureuse ".

Pendant que cette discussion avait lieu, M. l'abbé Casgrain était à Paris occupé à rédiger un autre livre en deux volumes intitulé : Montcalm et Lévis. C'est l'histoire de la guerre du Canada 1756-1760. Cet ouvrage fut imprimé à Québec en 1891. Les cinquante et une pages formant le chapitre treizième du premier volume sont consacrées au récit du dernier siège de Louisbourg en 1758. C'est ce qu'il y a de plus complet et de plus véridique sur ce sujet, et qui rejette dans l'ombre l'étude de M. Joseph Plimsoll de Louisbourg, N.-É., intitulée : Louisbourg, An Historical Sketch. Ce dernier travail fut lu à la séance de la Société Historique du 27 novembre 1894, et publié l'automne dernier dans le volume IX des Collections of the Nova Scotia Historical Society.

L'infatigable M. l'abbé Casgrain après avoir mis au jour Montcalm et Lévis, se tourna de nouveau vers l'Acadie. En 1894, il livra au public un autre beau livre, malheureusement pas assez connu : c'est Une seconde Acadie ou l'Ile Saint-Jean - l'Ile du Prince-Édouard sous le régime français. Le premier siège de Louisbourg y est longuement raconté au chapitre quatrième.

Si mes renseignements sont fondés, ce grand ami des Acadiens travaille actuellement, je crois, à la rédaction d'un autre ouvrage qui aura pour titre Les Sulpiciens en Acadie. C'est l'histoire de nos anciens missionnaires de 1686 jusqu'à l'époque de l'expulsion. Mais ce n'est pas tout, il surveille également l'impression d'un œuvre colossale en onze volumes dont il a payé de ses propres deniers la transcription des manuscrits en France. C'est le " Journal même de Montcalm, celui du chevalier de Lévis, leur correspondance, celles de Vaudreuil, de Bourlamagne, de Bigot, et d'une foule d'autres officiers civils et militaires du Canada avec le chevalier de Lévis, les relations de plusieurs expéditions, les lettres et plusieurs pièces officielles de la cour de Versailles. Presque tous ces documents sont inédits. Durant plus d'un siècle, ils sont restés ensevelis au fond d'une bibliothèque de province, et ont ainsi échappé à toutes les recherches. " J'emprunte ces renseignements dans l'Avant-propos du premier volume de Montcalm et Lévis.

Puisse-le Seigneur nous conserver de longues années encore ce grand ami si zélé et si dévoué à la cause acadienne. La longueur de cette lettre me force à remettre à plus tard ce que je me proposais d'écrire à l'égard d'un autre bienfaiteur des Acadiens, M. Rameau de St-Père, et aussi M. Édouard Richard. Je saurai en temps opportun rappeler à la mémoire de mes compatriotes ce qu'ils ont fait aussi pour nous.

PLACIDE GAUDET

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