PLAIDOYER POUR L'EXPULSION D'UN CRIMINEL DU PANTHÉON MUNICIPAL

CHRISTIAN NÉRON
L.L., L L. B., D.E.S., M.A.
Membre du Barreau

Québec, le lundi 17 mai 2004, Québec

Monsieur Jacques Dorais
Direction de la toponymie
Service du greffe et des archives
Ville de Québec
2, rue des Jardins
Québec (Québec) G1R 4S9

PLAIDOYER POUR
L'EXPULSION D'UN CRIMINEL
DU PANTHÉON MUNICIPAL

Monsieur,

La présente demande vise le colonel Robert Monckton, héros de l'histoire canadienne, que la Ville de Québec continue d'honorer publiquement aux yeux de la population et de la postérité en nommant l'une de ses rues à sa mémoire.

Nous désirons porter à votre attention que, en regard du droit de la nature et des nations, droit officiellement reconnu et appliqué par son propre pays au moment des événements dont nous faisons référence, ce militaire anglais s'est rendu coupable d'une série de crimes de la plus haute gravité contre une population civile, innocente et désarmée.

En regard du droit international conventionnel adopté depuis 1945 et en particulier de la Convention du 9 décembre 1948, les faits d'armes criminels de ce militaire peuvent être aujourd'hui qualifiés de crimes contre l'humanité et de génocide.

Les actes criminels étant imprescriptibles dans notre droit, ce militaire pourrait toujours être traduit en justice pour répondre de ses crimes s'il était encore de ce monde. Puisqu'il manque à l'appel et qu'aucun tribunal n'acceptera d'entendre des accusations criminelles contre une personne décédée, ce grand personnage n'est toutefois pas à l'abri d'un jugement et d'une juste sanction de l'histoire. Et l'unique sanction qu'il est désormais possible de lui infliger pour les actes criminels qui lui sont reprochés et dont la preuve est incontestable est de s'en prendre à sa mémoire et de lui retirer les honneurs qu'on lui rend injustement depuis trop longtemps en perpétuant son nom et sa gloire auprès de la population et pour la postérité.

En tant que responsable du Service de toponymie, vous êtes certes sensible au fait que l'odonymie urbaine constitue tout à la fois un espace symbolique, un outil de transmission de connaissances, un livre d'histoire à ciel ouvert, une mémoire dominante et officielle, apposant à la fois sa marque politique et une certaine empreinte idéologique. Vous conviendrez avec moi que le processus d'identification ou de dénomination de notre espace urbain ne peut jamais être neutre. Ce processus reflète un choix, une valorisation sélective du passé, une volonté de constituer une mémoire publique et officielle. Valoriser un personnage, un événement, un moment, un symbole, est en soi un geste politique.

Constituer et imposer un panthéon de grands personnages historiques est un geste politique. Construire un patrimoine toponymique est un geste politique. Offrir des héros ou des figures emblématiques à la postérité est un geste politique. Élever au rang de héros national un personnage qui s'est bassement distingué par des crimes de guerre, par des crimes contre l'humanité et par son implication directe dans la perpétration d'un génocide est aussi un acte politique, mais un tel acte public est scandaleux, il trouble les consciences et perturbe complètement les valeurs fondamentales que nous cherchons tous à préserver et à transmettre à la postérité. Puisque nous portons des accusations de la plus haute gravité contre le colonel Robert Monckton, nous allons, dans un premier temps, présenter le contexte dans lequel il est intervenu, puis identifier les principales actions dans lesquelles il a engagé sa responsabilité personnelle par sa participation à un crime d'État perpétré contre une population civile, innocente et désarmée.

Le contexte historique

Suite à la longue guerre de succession d'Espagne, le roi Louis XIV se voit dans l'obligation de céder à l'Angleterre tout le territoire de l'actuelle province de la Nouvelle-Écosse. Le Traité d'Utrecht, signé le 11 avril 1713, confirme par la France cette cession en faveur de la Grande-Bretagne, mais sans toutefois lui octroyer un titre légitime ni même une souveraineté de droit sur ce territoire, puisque tant les lois fondamentales du royaume de France que le droit coutumier des nations européennes ne reconnaissent alors la légitimité d'une cession forcée de territoire sans le consentement libre et volontaire des habitants concernés, car la violence et la force ne peuvent jamais être tenues pour sources de droits.(1) Afin de se concilier la faveur des habitants et dans l'espoir de faire progresser la situation d'une souveraineté de fait vers une souveraineté de droit, les ministres tories de la reine Anne préparent à l'intention du gouverneur Nicholson une instruction spéciale dans laquelle Sa Majesté confirme expressément à ses nouveaux sujets Acadiens leur droit de conserver leurs terres ou tenures et d'en jouir aussi pleinement et librement que tous ses autres sujets. Le contenu de cette instruction est d'ailleurs conforme au droit de la nature et des nations et elle a pour effet de créer une loi fondamentale applicable à toute la colonie. Au plan constitutionnel, la primauté de cette loi fondamentale peut même se comparer à celle de la Magna Carta consentie par le roi Jean aux barons anglo-normands en 1215. Ajoutée à la reconnaissance du libre exercice de leur religion, cette dernière garantie ne peut qu'inciter les Acadiens à considérer plus favorablement la cession de leur province à la nouvelle souveraine et à vouloir continuer à demeurer librement et volontairement sous la protection du droit constitutionnel anglais et des lois fondamentales de l'Acadie. Malheureusement, le décès de la reine Anne survenu le 17 août 1714 et l'élection d'une majorité whig au parlement de Westminster vont radicalement transformer la situation politique en Nouvelle-Écosse et compromettre définitivement le processus d'évolution nécessaire d'une souveraineté de fait, fondée essentiellement sur la force et la violence, vers une souveraineté de droit.

Une dictature prend forme en Nouvelle-Écosse

Le gouvernement whig de la métropole met graduellement en place de nouvelles institutions gouvernementales et administratives dans la province, mais les Acadiens n'en sont que des spectateurs puisqu'ils sont en tous points traités comme des sujets étrangers, réduits à un état de servitude civile, privés de leurs droits civiques et politiques, et mis en minorité légale perpétuelle. Ils attendront d'ailleurs jusqu'au milieu du XIXe siècle pour qu'on leur reconnaisse le simple droit de voter, comme à tout citoyen, à des élections provinciales.

Cette négation des droits civiques et politiques se fait arbitrairement, illégalement et en violation de la foi internationale de la puissance conquérante, car la réception et l'application locales de lois pénales étrangères, adoptées contre les catholiques anglais au XVIe s, se fait dans la contradiction complète des lois fondamentales de la colonie. De plus, au mépris complet de leurs propres principes constitutionnels, les autorités de Whitehall mettent en place un gouvernement dictatorial et laissent subsister la plus grande confusion possible sur l'état du droit applicable dans la colonie. Les nouveaux sujets de Sa Majesté sont traités sans ménagement, comme des étrangers et des ennemis potentiels du gouvernement. Suscitant par ailleurs un conflit artificiel et juridiquement non fondé autour du serment d'allégeance, tout est mis en place pour écarter toute forme d'intégration des nouveaux sujets de sa Majesté dans la nouvelle organisation constitutionnelle et administrative de la Nouvelle-Écosse. Désavouant ses engagements solennels, et privilégiant le règne de la force à celui du droit, Sa Majesté choisit finalement de gouverner en usurpateur et non en souverain légitime de sa nouvelle conquête.(2)

Un serment d'allégeance sollicité sous la menace et la contrainte

La lutte entourant la question du serment prend très tôt une véritable dimension constitutionnelle. Les Acadiens tiennent à tout prix à ce que les lois fondamentales de la colonie, explicitement octroyées par le Traité d'Utrecht et l'instruction spéciale de la reine Anne, leur soient confirmées à l'occasion de la prestation du serment d'allégeance. D'où l'inquiétude qu'ils ressentent à souscrire sans réserve à un serment d'allégeance erronément qualifié d'absolu. En fait, il y a méprise grave sur le sens attribué au qualificatif absolu. Lorsqu'il associe l'épithète absolue au serment d'allégeance, le droit anglais de l'époque ne fait que préciser, dans l'espace et le temps, l'obligation de fidélité du sujet à l'endroit de son souverain. L'obligation de fidélité du sujet est absolue dans l'espace et le temps, en ce sens que l'éloignement des frontières et le passage du temps ne peuvent amoindrir ni affaiblir ni altérer l'obligation de fidélité du sujet à l'endroit de son souverain. En voici un exemple purement fictif. Un tout jeune enfant, né dans le Cheapside, suit ses parents qui choisissent de quitter Londre pour immigrer à Paris et ce, sans idée de retour. Élevé et éduqué à Paris, ce jeune " français " choisira peut-être de faire carrière au sein de l'armée française. Puis, près de 50 ans après avoir quitté son pays de naissance, une guerre éclate entre la France et l'Angleterre. Si, à la suite d'un combat, il est par malheur fait prisonnier par une armée anglaise, il ne pourra être légalement traité en prisonnier de guerre, et sera accusé de haute trahison à l'endroit de son souverain d'origine. Il aura le privilège d'être jugé par ses pairs anglais et, reconnu coupable, il sera pendu s'il est roturier, ou décapité s'il est noble. C'est en ce sens uniquement que l'obligation d'allégeance peut être qualifiée d'absolue puisqu'elle persiste, parfaite et entière, malgré l'éloignement dans l'espace et le passage du temps.

Les autorités exploitent la méprise des Acadiens

Dans ce conflit de nature constitutionnelle provoqué par les autorités anglaises, les Acadiens croient, à tort, qu'un serment d'allégeance absolue constituerait un engagement solennel de se soumettre, sans réserve, à tout ordre provenant de Sa Majesté ou de l'un de ses fonctionnaires autorisés. Cette conception est totalement erronée puisque, Sa Majesté, elle-même tenue de se conformer à la loi, ne pouvait ordonner que des actes autorisés par la loi. Pendant près de 42 ans, les autorités tant locales que métropolitaines vont exploiter à outrance la méprise des Acadiens sur le sens du mot absolu associé au serment d'allégeance afin d'entretenir un climat de répression morale et de chantage, lequel connaît son dénouement final dans l'inqualifiable décision du 28 juillet 1755 d'exiler tous les habitants français de la colonie et de confisquer, sans aucun souci de légalité, leurs terres et tous leurs biens au profit de Sa Majesté. Cette décision est non seulement brutale, cruelle et arbitraire, mais elle n'a pas la moindre apparence de légalité. Déjà privés illégalement de tous leurs droits civiques et politiques depuis la cession forcée de leur province, les Acadiens, de par la décision du 28 juillet 1755, se voient, juridiquement et de ce fait, dépouillés civilement de leur qualité d'hommes et de citoyens. Rabaissés au niveau de bétail humain, le gouvernement de la Nouvelle-Écosse dispose souverainement d'eux avec tous les excès qu'un propriétaire intransigeant peut exercer sur ses objets, son bétail, ses esclaves. Leur common law étant de sa nature un système juridique incertain et retardataire, les Anglais ont, de toutes époques, éprouvé une singulière difficulté à distinguer les attributs de la puissance publique des simples attributs de la propriété de la terre. La décision du 28 juillet 1755 en constitue un exemple patent et infiniment tragique.

Un serment est une sûreté personnelle

Une seconde précision juridique s'impose quant à la méprise au sujet du serment d'allégeance. (3) Un tel serment n'a jamais eu pour objet de " créer " une obligation de fidélité du sujet à l'endroit de son souverain. L'obligation de fidélité, elle, naît uniquement de la loi et est limitée dans ses applications par la loi. À la suite du Traité d'Utrecht, les Acadiens sont devenus de nouveaux sujets de Sa Majesté britannique, et ce, par la seule et unique opération de la loi, mais non en conséquence des serments auxquels on leur a demandé de souscrire à plusieurs reprises. C'est la loi, seule, qui fait d'une personne un sujet, et c'est elle seule qui établit l'obligation de fidélité et en délimite l'étendue. Le serment d'allégeance, lui, est uniquement un accessoire de l'obligation de fidélité découlant du fait d'être le sujet d'un souverain. Le seul rôle du serment d'allégeance est de constituer une sûreté personnelle et morale garantissant l'exécution des obligations découlant du devoir d'allégeance ou de fidélité. Par exemple, lorsque quelqu'un emprunte de sa banque un montant de 50 000 $ pour s'acheter une maison, il s'oblige essentiellement à rembourser ce montant, plus les intérêts. Et l'hypothèque qu'il consent alors à l'institution financière n'est qu'une garantie réelle pour rassurer le créancier en cas de défaut de paiement. En ce sens, le serment d'allégeance constitue une garantie, une sûreté personnelle, donnée au créancier de l'obligation de fidélité pour le rassurer. En prêtant serment, le débiteur de l'obligation de fidélité prend Dieu à témoin de la sincérité de sa foi et lui demande de le juger et de le punir s'il vient à manquer à son obligation de fidélité à l'endroit de son souverain. Il est encore important de le rappeler, seule la loi crée l'obligation de fidélité, le serment, lui, n'est qu'une garantie personnelle quant à sa parfaite exécution.

Un serment ne se prête qu'une seule fois

En outre, l'intervention de Dieu comme témoin du serment, et comme juge en cas de défaut, explique pourquoi un serment ne peut être prêté qu'une seule fois. À partir du moment où Dieu consent à agir comme témoin et qu'il s'engage à juger et à punir personnellement le principal intéressé en cas de défaut, il ne faut pas pousser l'outrecuidance à son extrême limite en allant jusqu'à mettre en doute la bonne foi de Dieu lui-même. En harcelant les Acadiens pendant près de 45 ans sur la question du serment, en exigeant sa répétition, en s'interrogeant sur le sens exact des mots, en s'inquiétant même sur la place des virgules dans le texte, en proférant libéralement une litanie de menaces pour obtenir une autre forme de serment qui, enfin, pourrait les tranquilliser, on peut se demander si les autorités anglaises ne sont pas victimes d'une crise de confiance qui visait Dieu lui-même.

Dans la mesure où ni l'intervention de Dieu ni le caractère sacré du serment ne peuvent les rassurer de quelque façon, il n'est pas si étonnant de voir les autorités anglaises chercher à inverser les rôles et à se convaincre qu'ils sont, eux, les véritables victimes des actes de perfidie, de trahison et de rébellion des Acadiens. La décision du 28 juillet 1755 constitue le point culminant où ces victimes imaginaires se décident à éradiquer le mal acadien de la province au profit des intérêts supérieurs de l'Empire. Le colonel Robert Monckton, l'officier le plus haut gradé de la colonie, se voit donc confier la tâche d'exiler ou d'exterminer, par la force et la violence, la totalité de la population d'origine française de la province de Nouvelle-Écosse.

Les premiers faits d'armes du colonel Monckton

Il vaut sans doute la peine de préciser que les " ennemis " qu'on lui demandait d'expulser et d'exiler dans des conditions pitoyables sont non seulement d'authentiques sujets de Sa Majesté britannique, mais des civils pacifiques, non armés, et composés de tous les âges de la société, y incluant, bien entendu, des enfants, des malades, des invalides et des personnes âgées. Le lieutenant-gouverneur de la province autorise expressément tous ses officiers, pour arriver à leurs fins, à recourir aux mesures les plus rigoureuses qui soient, non seulement pour obliger les victimes à monter sur les navires devant les transporter dans des pays étrangers, mais pour éviter qu'ils puissent s'échapper et trouver refuge à quelqu'endroit que ce soit. À cette fin, les officiers sont expressément autorisés à recourir à des mesures d'extermination, c'est-à-dire incendier toutes les maisons et détruire préventivement tous les moyens de subsistance et de fuite dont pourraient se servir d'éventuels fuyards. Et c'est exactement ce que mit en œuvre le colonel Monckton, et ce, sur une période s'étalant sur plusieurs années. Dès le 14 août 1755, les capitaines Lewis et Willard et leurs hommes, sur les ordres personnels du colonel Monckton, entreprennent de dévaster systématiquement toute la côte est, du côté de Île St-Jean. Toutes les maisons, granges, bâtiments, moulins, bateaux et canoës sont rasés, incendiés. Rien ne doit subsister qui pourrait être de quelque secours à la survie de fuyards éventuels. L'objectif n'est pas seulement de vider toute la Nouvelle-Écosse de sujets dont le gouvernement ne veut plus, mais de les désintégrer, en tant que groupe humain et politique, en les distribuant individuellement et, le plus souvent, en les séparant de leurs familles, dans toutes les colonies américaines de la Grande-Bretagne.

Monckton est autorisé à flouer les Acadiens

En ce qui concerne la façon de rassembler les Acadiens et de les emprisonner en attendant les transports, le colonel Monckton est autorisé à utiliser tout stratagème de nature à les flouer. Et c'est ce qu'il fait. Sous prétexte de leur annoncer de bonnes nouvelles concernant leurs titres de propriété, le colonel Robert Monckton convoque tous les chefs de famille à une réunion d'information, tenue à Beauséjour le 11 août 1755. Ne se méfiant aucunement du traquenard qui leur est tendu, plus de 400 chefs de famille se présentent au rendez-vous. Finalement, lorsqu'ils sont rassemblés, les portes du Fort Beauséjour sont refermées derrière eux. Ils sont alors informés qu'ils sont déclarés rebelles et que, pour cette raison, leurs terres, leurs maisons et leurs bestiaux sont entièrement confisqués au profit du trésor de Sa Majesté. Pour apaiser un peu leur détresse, le colonel Monckton les informe qu'ils seront déportés à l'Île Royale, alors possession française. Ceci est pourtant tout ce qu'il y a de plus faux, mais il lui fallait bien trouver un moyen, avant l'arrivée des transports, de maîtriser et de calmer tous ces gens stupéfiés, totalement désespérés. Par la suite, le colonel Monckton envoie ses hommes parcourir tous les villages de la région pour se saisir de tous les garçons au dessus de 16 ans. C'était là le tout début d'un processus étatique d'éradication, de destruction et de liquidation de ses propres citoyens de la part du gouvernement de la Nouvelle-Écosse, processus qui allait se poursuivre sur une période de huit ans avec une rigueur et une violence inouïes. Au cours de l'automne 1755, des procédés identiques sont mis en œuvre à Grand-Pré, Pigiquit, Annapolis-Royal et Cap-de-Sable, mais ce sont d'autres officiers de Sa Majesté qui en ont la tâche.

Le projet initié à l'automne 1755 de rafler tout le monde en une seule opération et de faire disparaître à jamais la communauté acadienne n'est, au mieux, qu'un demi succès. Beaucoup de gens réussissent à s'échapper et à trouver refuge dans les bois, parfois avec l'aide des indiens Micmacs, d'où la mise en branle d'une traque infernale, d'une chasse à l'homme sans merci qui va se prolonger pendant près de huit ans contre cette population démunie, désarmée, terrorisée.

Sa Majesté tient boucherie en Acadie

Pour stimuler l'ardeur et le zèle des soldats de Sa Majesté dans cette chasse aux innocents, le gouvernement de la Nouvelle-Écosse adopte, le 14 mai 1756, une proclamation offrant des récompenses fort lucratives pour la capture et la remise de prisonniers ou, le cas échéant, le dépôt de scalps. Ces récompenses sont payées sans délai sur livraison de prisonniers ou de scalps à tout fort de Sa Majesté dans la province. Compte tenu que la solde annuelle d'un soldat s'établissait au plus à 14 £, une récompense de 25 £ par chevelure levée constituait une horrible prime au rendement pour exciter, chez les militaires, une véritable boucherie contre un peuple d'innocents. Il n'existe pas de chiffres ni de compilation pour se faire une idée des sommes totales payées par le gouvernement de la Nouvelle-Écosse pour son programme de levées de chevelures, mais il y a des cas éloquents rapportés par des témoins de l'époque qui nous donnent une idée de l'ampleur du carnage. Par exemple, un officier du nom de Huston, rattaché à la direction du trésor militaire, se voit contraint de payer, pour une seule livraison de chevelures, la somme de 1250 £ à un groupe de Rangers. Fort scandalisé de la chose et ne désirant pas donner suite à la demande, l'officier se fait répondre par son supérieur qu'il n'a qu'à obéir à la loi et à payer le montant dû pour la livraison de chevelures. Quelques années plus tard, le supérieur en question, le colonel Montague Wilmot, sera promu gouverneur de la Nouvelle-Écosse. Quant à la proclamation en cause, si son application finit par tomber en désuétude, il n'existe à l'heure actuelle aucune information disponible à l'effet qu'elle aurait été, par la suite, abrogée à quelque moment que ce fut. Avis, toutefois, aux atavistes de chevelures levées, ces primes n'ont vraisemblablement jamais été indexées.

Les activités d'extermination se systématisent

À l'automne 1755, les Acadiens constatent et apprennent que le gouvernement de la Nouvelle-Écosse a expressément ordonné aux militaires anglais de faire usage des moyens les plus rigoureux pour les exiler de leur province et, au besoin, les exterminer sans merci. En mai 1756, ils apprennent que leurs chevelures se paient 25 £ comptant à tout fort du gouvernement provincial. Terrorisés par ce gouvernement dont la toute première raison d'être est pourtant de les protéger, les Acadiens s'enfoncent et se cachent dans les forêts de leur province pour leur survie. Beaucoup essaient d'atteindre le territoire actuel du Nouveau-Brunswick en restant au cœur des forêts, évitant les sentiers ou les chemins où ils risqueraient leur vie en se faisant surprendre par des soldats de leur gouvernement, toujours intéressés par les horribles primes au rendement. Sans provisions, sans armes, voyageant péniblement en famille avec des enfants, des gens âgés, des malades, leur détresse est extrême. Beaucoup meurent en chemin. Les Acadiens, pourtant des sujets, entiers et parfaits, de Sa Majesté britannique, se voient traqués dans tous les recoins de leur province et pourchassés à mort par des officiers à la solde de leur propre gouvernement. Il n'existe plus aucune protection légale, aucune restriction morale, aucune autorité publique pour leur garantir ne serait-ce que le simple droit à la vie. À l'été 1756, le colonel Robert Monckton fait partie de ceux qui organisent et exécutent des battues générales et qui répandent la terreur, la dévastation et la mort au sein de la communauté acadienne en état de désintégration avancée. Ce n'est pas une guerre contre des ennemis armés qu'il mène, mais une traque aux innocents qui courent désespérément pour leur survie.

À l'été 1757, le colonel Robert Monckton entreprend, cette fois, de ravager le secteur de la rivière St-Jean. À la tête d'une troupe de 300 soldats, il mène des battues, attaque des villages de réfugiés, incendie les cabanes, détruit les stocks de poissons, détruit les filets et les agrès de pêche, ainsi que les vêtements et tout ce qui peut être de quelqu'utilité à la survie de réfugiés pourtant si démunis. Il conduit avec succès son impitoyable campagne d'extermination générale. Les femmes capturées sont outragées, fustigées et souvent battues à mort par les soldats. Et, s'il s'en trouve d'avoir la chance d'être ramenées vivantes, elles sont livrées au gouvernement de la Nouvelle-Écosse, pour être exilées à jamais dans les colonies américaines ou en Angleterre et, pour beaucoup, sans espoir de revoir un jour leurs proches ou leurs parents.

Des dévastations de grande envergure après la chute de Louisbourg

L'année 1758 est infiniment plus terrifiante et désastreuse que la précédente. Le 26 juillet, les autorités françaises de Louisbourg capitulent et cèdent la forteresse au général Amherst, de même que les territoires encore sous juridiction de la Couronne de France, c'est-à-dire l'Île St-Jean et le territoire actuel du Nouveau-Brunswick. Immédiatement, et ce, en violation absolue du droit coutumier reconnu et respecté par l'ensemble des nations dites civilisées, Son Excellence le général Amherst charge le colonel Andrew Rollo d'exiler toute la population civile de l'Île St-Jean, soit environ 3 500 personnes. Toute cette population est traquée, puis embarquée sur neuf navires en direction de Liverpool où elle sera tenue prisonnière jusqu'à la conclusion du Traité de Paris en 1763. Deux de ces bâtiments, vétustes et dangereux, sont abandonnés en pleine mer par leurs officiers anglais, avant de sombrer avec leur cargaison acadienne.

À Son Excellence le général James Wolfe, le général Amherst confie la mission de pourchasser, de débusquer et de détruire toutes les tentatives d'installation de réfugiés dans la Gaspésie. L'entreprise d'extermination s'avère là aussi un succès complet. Dans son rapport du 30 septembre 1758 au général Amherst, Wolfe écrira : " Nous avons fait beaucoup de mal, nous avons porté la terreur des armes de Sa Majesté dans toute l'étendue du Golfe, mais nous n'avons rien ajouté à sa gloire ". Comment ne pas rappeler ici la critique acerbe que Sir Thomas More adressait à son époque au souverain de son pays : " … nos princes ne songent qu'à la guerre. Ils négligent les bienfaits de la paix. S'agit-il de conquérir de nouveaux royaumes, tout moyen leur est bon : le sacré et le profane, le crime et le sang, rien ne les arrête. En revanche, ils s'occupent fort peu de bien administrer les États soumis à leur domination. " (4)

Et à notre héros, jusqu'à ce jour injustement honoré par la Ville de Québec, Son Excellence le général Amherst donne le mandat, à l'automne 1758, d'expurger la partie méridionale du territoire actuel du Nouveau-Brunswick des fuyards acadiens qui se traquent dans les forêts. Le colonel Robert Monckton confie au lieutenant-colonel Scott et au capitaine Dank le soin de dévaster tous les abords de la baie de Shepody et de la rivière Petitcodiac. Avec une force de mille hommes, les deux officiers rasent sans rencontrer la moindre résistance trois villages, puis remontent la rivière, en faisant régner partout la terreur implacable des armes de Sa Majesté, c'est-à-dire en brûlant les cabanes des réfugiés, en détruisant les stocks de vivre et les équipements de pêche, et en rasant tout ce qui pouvait avoir quelqu'utilité pour la survie d'une population civile tant démunie. Donc, là aussi, une impitoyable campagne d'extermination totalement réussie. Se prévalant des avantages de la Proclamation du 14 mai 1756, les soldats de Sa Majesté lèvent des chevelures acadiennes qu'ils vont échanger dans les forts de la Nouvelle-Écosse pour 25 £/pièce.

La terreur sur les rives de la rivière St-Jean

Le colonel Robert Monckton, avec une force de 3 000 hommes et 18 vaisseaux, entame une autre opération de dévastation de grande envergure sur la rivière Saint-Jean et qui va durer du 18 septembre au 19 novembre 1758. Une fois de plus, c'est la politique de dévastation et de la terre brûlée contre une population innocente, terrorisée, affamée, totalement démunie. La destruction est totale, de chaque côté de la rivière et sur une distance d'environ 70 milles. Deux villages, ceux de Grimrose et de Villeray, sont entièrement détruits. Le colonel Monckton fait pourtant peu de prisonniers. Les Acadiens préfèrent toujours s'enfoncer davantage dans les forêts et y mourir de froid, de faim et de misère, plutôt que d'exposer leurs chevelures à la soldatesque sanguinaire et brutale de Sa Majesté. Personne ne pourra jamais établir combien de centaines ou de milliers d'Acadiens ont péri des suites de cette opération infernale d'extermination qui ne visait manifestement aucun objectif militaire. Le seul objectif était de détruire un peuple à qui l'on avait supprimé le simple droit d'exister.

La destruction sur la rivière St-Jean ne devait pas s'arrêter là. Apprenant que des Acadiens sont encore en train de se reconstituer un village à un lieu dénommé Sainte-Anne, Robert Monckton remet sa machine de desdestruction en marche en février 1759. Un détachement surprend le village dans la nuit du 19 février. Six Acadiens seulement sont ramenés prisonniers, les autres réussissant à s'enfuir en pleine forêt, sans vêtement, sans équipement, sans provision. Une centaine de maisons et de bâtiments sont incendiés. Les vivres et les animaux sont détruits. L'église est incendiée. Les habitants, toujours plus démunis, doivent, au péril de leur vie, s'enfoncer plus loin dans la forêt. En fait, c'est la mort par le froid, la faim et la détresse qui attend ces malheureuses victimes. La terreur des armes royales continue à frapper aveuglément des sujets innocents de Sa Majesté. Le capitaine John Knox ne pouvait-il mieux traduire les sentiments ou la volonté de Sa Majesté lorsqu'il écrivait dans son journal : " Pour extirper l'ennemi [acadien] de cette province, on a pris les mesures les plus rigoureuses; on veut lui enlever à tout jamais le moyen de faire quelque figure en cette partie du monde ". Peut-on imaginer aveu plus franc et plus direct d'une volonté bien arrêtée d'exterminer en entier une population civile, condamnée arbitrairement et sans justification légale par son propre gouvernement, et scandaleusement trahie par la Cour suprême de la colonie.

Monsieur de Monckton transporte la terreur à Québec

À l'été 1759, le colonel Robert Monckton, passé sous les ordres du général James Wolfe, se transporte, cette fois-ci, à Québec pour le siège de la ville. Au mépris des principes du droit coutumier qui interdisent formellement de s'en prendre à des cibles civiles, le général Wolfe décide tout de même de formuler et de mettre à exécution une politique d'extermination et de la terre brûlée en aval de la ville de Québec, et ce, sur chaque côté du Saint-Laurent. C'est à un officier très expérimenté en semblable matière quand le général Wolfe s'adresse au colonel Robert Monckton pour détruire toutes les maisons, les bâtiments, les récoltes de la population civile, de Lévis jusqu'à la rivière Ouelle. Les victimes de tels actes cruels, arbitraires et illégaux, vont souffrir des années de misère avant de pouvoir récupérer matériellement et moralement d'une inutile destruction de leurs biens, laquelle ne visait strictement aucun objectif militaire.

Pour se faire une idée de l'état de préméditation criminelle et du mépris total des règles de droit applicables aux belligérants, il est fort éclairant de lire ce passage d'une lettre que le général Wolfe écrit à son collègue Amherst à la fin mai 1759, lors du voyage qui devait le conduire d'Halifax à Québec pour entreprendre le siège de cette ville : " Si nous nous apercevons que Québec ne semble pas vouloir tomber entre nos mains (tout en persévérant jusqu'au dernier moment) je propose de mettre la ville à feu avec nos obus, de détruire les maisons tant en haut qu'en bas de la ville, d'expédier le plus de Canadiens possible en Europe et de ne laisser derrière moi que famine et désolation. Belle résolution très chrétienne! Mais nous devons montrer à ces scélérats à faire la guerre comme des gentils-hommes… "

Voilà un aveu supplémentaire fort explicite d'une intention criminelle et préméditée de violer systématiquement les règles du droit coutumier applicables à tous les belligérants, de se placer au-dessus de tout principe moral et au-delà des limites de toute conscience humaine pour arriver à ses fins, c'est-à-dire acquérir, par la force et la violence, de nouveaux territoires pour le profit de l'Empire. Et comme l'a exprimé avec tant d'à propos le chancelier Thomas More : " S'agit-il de conquérir de nouveaux royaumes, tout moyen leur est bon : le sacré et le profane, le crime et le sang, rien ne les arrête. "

Les conquérants de Québec n'oublient pas les Acadiens

Après la capitulation de Québec, un autre forfait met en lumière la détermination inébranlable des autorités de ne laisser aucun répit aux Acadiens et de les détruire en tant que peuple. S'adressant au colonel Monckton, 200 Acadiens sans feu ni lieu lui demandent une autorisation écrite d'aller se réétablir le long de la rivière St-Jean. L'autorisation octroyée, les malheureux entreprennent sans délai un voyage de 600 milles qui dure jusqu'à la fin novembre 1759. Exténués et épuisés après un si dur voyage, ils se font répondre, dès leur arrivée, que le colonel Monckton a certainement voulu parler d'une autre rivière St-Jean. Réponse stupéfiante ! Qui connaissait mieux la rivière St-Jean que le colonel Monckton ? C'était vraisemblablement un autre piège dans lequel était tombé ce groupe d'Acadiens. Ils sont arrêtés sur le champ, livrés au gouvernement de la Nouvelle-Écosse, puis expédiés en Angleterre.

La capitulation de Montréal fournit une autre occasion de constater à quel point l'obsession anglaise de détruire les Acadiens en tant que peuple est opiniâtre. Dans le projet de capitulation préparé et transmis à Son Excellence le général Amherst, le gouverneur Vaudreuil demande, à l'article 39 : " … qu'aucun Français, restant au Canada, ne sera transporté dans les colonies anglaises ni en Angleterre " Réponse du général Amherst : " Accordé, sauf à l'égard des Acadiens. "

À l'article 54 du même acte : " Les officiers, les militaires et les Acadiens prisonniers en Nouvelle-Angleterre seront renvoyés en leur pays. " Réponse du général Amherst : " Accordé, à la réserve des Acadiens ".

Référant au sort que les autorités réservaient à la population acadienne, les mots du capitaine Knox sont encore probablement les plus révélateurs : " … on veut lui enlever [au peuple acadien] à tout jamais le moyen de faire quelque figure en cette partie du monde ". À l'étude des faits, force est de constater que ces conquérants du Canada ne connaissent et ne reconnaissent que le règne de la force et de la violence. Ils pratiquent systématiquement la cruauté et la destruction pour le seul plaisir de détruire. Ils font régner la terreur partout, méprisent souverainement le droit et se placent sans aucune gêne par de là le bien et le mal. Ils ne se reconnaissent des devoirs qu'à l'égard de leurs égaux, c'est-à-dire leurs semblables de l'humanité anglo-saxonne. Ils sont trop imbus et convaincus de leur supériorité morale et intellectuelle pour seulement admettre qu'ils sont eux aussi de simples citoyens de la communauté universelle du genre humain. Élus de Dieu, semble-t-il, pour combattre universellement les forces du mal, ils partagent collectivement l'illusion de détenir le privilège d'imposer, par tous moyens, les lumières de la civilisation au restant de l'humanité.

Qualification juridique des faits

Tous ces gestes que nous venons de rappeler constituent, à l'époque où ils sont posés, des actes criminels. Ceci, tant en vertu du droit anglais qu'en vertu du droit de la nature et des nations reconnus et appliqués par l'ensemble des nations européennes. Tous les grands auteurs de l'époque, de Grotius à Burlamaqui et Vattel, et sans omettre Puffendorf, enseignent que non seulement toute guerre doit être juste, mais que les parties belligérantes sont strictement limitées dans le choix des moyens et des méthodes de conduire la guerre. La première de toutes ces règles fondamentales est de distinguer entre combattants et populations civiles. Au XVIe s, l'auteur espagnol Vitoria, affirme déjà que l'innocent est tout homme qui ne porte pas les armes. Le droit coutumier est absolument clair sur ce point que les combattants ne peuvent viser que des cibles militaires et que, en cas de cession de territoire ou de souveraineté, les habitants ne peuvent d'aucune façon être affectés dans leurs droits de propriété ni restreints dans l'exercice de leurs droits civils. Au XVIIIe s, l'Angleterre, n'éprouvant aucune gêne à se proclamer la nation la plus civilisée qui n'ait jamais existé sur cette terre, considère que le droit de la nature et des nations fait partie intégrante de sa common law, sous réserve des principes de droit incompatibles avec des dispositions spécifiques de son droit statutaire. (5) En regard du droit coutumier applicable à cette époque, il importe peu que les Acadiens aient été des sujets du roi d'Angleterre ou du roi de France : ils ne pouvaient, légalement parlant, devenir la cible d'aucune entreprise militaire, et ce, de qui que ce soit. Le gouvernement de la Nouvelle-Écosse leur reproche sans cesse d'être perfides, traîtres et rebelles. Ces trois qualificatifs sont depuis toujours des lieux communs utilisés pour justifier des mesures pénales extrêmement sévères et discriminatoires contre les catholiques anglais qui, d'ailleurs, ne représentent même pas 2% de la population totale de l'Angleterre. La question de la perfidie et de la rébellion acadienne est une affaire purement imaginaire, inventée de toute pièce et, conséquemment, sans aucun fondement objectif. Les Acadiens étaient peut-être, aux yeux de leurs conquérants, à la mauvaise place au mauvais moment, mais ils n'étaient certainement pas des traîtres ni rebelles. Et aucune preuve sérieuse n'a jamais été avancée pour soutenir les accusations extrêmement graves portées contre eux.

Admettons, cependant, de façon uniquement théorique ou hypothétique, que les Acadiens aient été un peuple en révolte contre l'autorité légitime. Que pouvait légalement faire le gouvernement de la Nouvelle-Écosse pour remédier à une telle situation? Si tel avait été le cas, la seule mesure autorisée par le droit de la nature et des nations aurait été de les faire surveiller par des troupes armées et de nourrir et entretenir ces troupes aux frais des personnes surveillées. C'était la seule mesure légale qui aurait pu être prise contre les Acadiens si, manifestement, ils avaient constitué une menace grave et certaine pour la sécurité de la province. Les Acadiens qui, par ailleurs, avaient fait de leur province une terre d'abondance et de prospérité alimentaires, étaient en mesure de nourrir un nombre important de militaires et ce, pendant longtemps, puisque leurs terres agricoles, conquises sur la mer, ne s'épuisaient pratiquement jamais et assuraient des rendements hors du commun.

Bien que de religion catholique et de langue française, les Acadiens n'en sont pas moins des sujets, entiers et parfaits, de Sa Majesté britannique. Juridiquement, absolument rien ne peut les distinguer des sujets anglais de Sa Majesté. (6) En vertu du lien d'allégeance unissant sujets et souverain, Sa Majesté a l'obligation légale de garantir la sécurité de tous ses sujets acadiens. Rien, dans le droit constitutionnel anglais, ne peut justifier Sa Majesté de se libérer de cette obligation. Et d'ailleurs, à titre d'exemple uniquement, même à l'endroit d'un sujet qui serait reconnu coupable d'un crime et déclaré hors la loi par une décision formelle d'un tribunal judiciaire, Sa Majesté aurait encore l'obligation de protéger ce sujet puisque le lien d'allégeance, essentiellement personnel, subsiste malgré tout ostracisme judiciaire et social. Dans un tel contexte légal, la décision du gouvernement de la Nouvelle-Écosse, avec l'appui des autorités métropolitaines et la scandaleuse trahison du juge en chef, de les expulser de leurs terres, de confisquer leurs biens, de brûler leurs maisons et leurs bâtiments, de les traquer et de les pourchasser sans merci, de mettre leurs têtes à prix pour 25£, de les réduire à l'état d'esclavage légal, de les garder et de les entasser pendant des mois dans des cales de bateaux aménagés uniquement pour recevoir de la marchandise, de les séparer à tout jamais des membres de leur famille, de les disperser dans des pays lointains, sans aucune aide, au milieu de populations hostiles, doit être qualifiée de crime d'État, de crime contre l'humanité et, en raison du caractère intentionnel et délibéré de l'entreprise, de génocide.

La notion de crime de génocide

Le génocide et les crimes contre l'humanité constituent des crimes d'État. En droit pénal international, les auteurs qualifient le génocide de crime absolu. Ils considèrent que ce crime porte atteinte non seulement à l'ordre public interne, mais également à l'ordre public international, puisque, ultimement, c'est l'humanité elle-même qui est attaquée dans sa dignité. Ce crime d'État est particulièrement odieux en ce qu'il résulte d'une politique préméditée de l'État de mettre en œuvre un procédé radical d'occupation territoriale, économique, culturelle ou autre, dans le but arrêté de créer irrémédiablement, en un territoire donné, une situation favorable à l'affirmation de la supériorité du groupe dominant, à l'uniformisation de son patrimoine idéologique et, finalement, à l'imposition irréversible de son modèle de société. Même si l'expression est relativement récente, le crime, lui, ne comporte absolument rien de nouveau. Ce n'est qu'après les carnages indicibles de la deuxième Guerre mondiale que des juristes mettent à jour un vocabulaire technique approprié pour identifier, qualifier et distinguer les formes extrêmes de transgression criminelle de la part des États. Le terme génocide apparaît, pour la première fois, dans la Convention du 9 décembre 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide. L'expression, il va sans dire, ne crée pas le crime comme tel, elle ne fait que le qualifier juridiquement afin de le distinguer des autres formes de crimes d'État.

Un crime d'intention spécifique

Tout génocide est forcément un crime contre l'humanité, mais la réciproque n'est pas forcément vraie. Essentiellement, ce qui les distingue l'un de l'autre, est que le génocide est un crime d'intention spécifique. Et cette intention est de faire disparaître un peuple comme tel, pour ce qu'il est, et non pour ce qu'il fait ou a fait. S'il y a absence de preuve d'intention de faire disparaître un peuple ou une communauté humaine, on ne peut qualifier un crime de génocide, peu importe, par ailleurs, la gravité et l'ampleur des massacres et des carnages qui ont pu être commis. Il s'agirait, en ce cas, d'un crime contre l'humanité, mais non d'un génocide, au moins au sens de la convention de 1948. Le crime n'a pas non plus besoin d'être immédiatement exécuté ni totalement réussi pour être qualifié de génocide. Le critère déterminant, essentiel, est l'intention criminelle, mais non pas le succès de l'entreprise. Le nombre de victimes n'est pas non plus un critère. Évidemment, s'il n'y a que quelques victimes, l'intention criminelle sera forcément difficile à prouver. L'ampleur des massacres et des carnages n'est pas davantage un critère. Rien ne peut se comparer à l'holocauste des Juifs par les nazis. Dans ce cas, il y a eu commission de crimes au premier degré, exécutés à échelle industrielle. Dans bien des cas, les génocides s'initient par des mesures administratives et discriminatoires, par des déportations massives de populations civiles, et exécutés dans des conditions insoutenables. Le froid, la faim, la fatigue et la détresse ont vite fait de régler le sort des plus faibles. Même si les déportés ne sont pas assassinés au premier degré, tous les décès qui découlent de telles mesures n'en sont pas moins l'œuvre de la main criminelle de l'homme.

Les actes incriminants étaient illégaux en 1755

Au-delà des termes et des qualificatifs juridiques, les preuves historiques démontrent clairement que le peuple acadien a été victime d'une succession d'actes criminels prémédités, perpétrés tant par les autorités de la Nouvelle-Écosse qu'avec l'assentiment des autorités métropolitaines. Tant en vertu du droit anglais que du droit coutumier de l'époque, tous ces actes perpétrés contre les Acadiens sont illégaux et gravement criminels. La séquestration arbitraire des notables, à partir du 4 juillet 1755, puis la confiscation et la destruction arbitraire des biens et des propriétés, la réduction à l'esclavage de toute la population, les battues générales et les chasses à mort contre les fuyards, les assassinats et les levées de chevelures, la fustigation, le fouet, le viol et l'assassinat des femmes, l'extermination par la destruction systématique des abris et des cabanes de réfugiés, de leurs équipements et de tous les biens indispensables à la survie, l'expulsion forcée de la colonie dans des conditions horribles, la dissolution des familles, la répétition des mêmes crimes pendant près de huit ans et l'acharnement à vouloir détruire cette population jusque dans ses ultimes retranchements, constituent autant de preuves de l'intention délibérée de faire disparaître un peuple dans un but essentiellement politique.

Dans le cas acadien, il y a eu certainement commission de crimes contre l'humanité, mais il y a eu davantage puisque l'intention arrêtée des autorités était de faire disparaître ce groupe humain, non pour ce qu'il a fait, mais pour ce qu'il était. En ce sens, on peut clairement affirmer que le peuple acadien a été victime d'un génocide.

Une typologie des génocides (7)

Qualifier un crime de génocide est une entreprise souvent accueillie par de vives critiques. Certains auteurs ont jugé utile de recourir à une classification, ou typologie, afin de faciliter la compréhension et la qualification du phénomène. Le recours à un tel instrument facilite surtout la comparaison des phénomènes relativement semblables dans le temps et dans l'espace et, également, permet d'identifier les causes qui ont pu provoquer la volonté, chez des gouvernements, d'exterminer des groupes entiers de leurs propres citoyens. D'autres auteurs ont tenté d'expliquer le phénomène du génocide par le concept de surplus de population, puisque, effectivement, bien des gouvernements ont eu recours à l'extermination de segments importants de leurs populations pour équilibrer leur démographie. Inutile d'insister que, en ces cas, les exterminés n'appartiennent jamais au groupe qui a l'avantage de se maintenir au pouvoir. Dans la Nouvelle-Écosse de 1755, il n'y a, à l'évidence, aucun excès ni surplus de population dans la province. Par contre, il se trouve qu'un groupe trouble la quiétude du gouvernement en place. Bien davantage que l'impardonnable tiédeur des sentiments des Acadiens à l'endroit de sa Majesté, l'étonnante, l'incomparable prospérité agricole de ce groupe constitue en soi un danger potentiel et une source d'inquiétude pour des autorités qui se soucient, avant toutes choses, de faciliter l'expansion territoriale de l'Empire. Où a-t-on déjà vu une population agricole produire des surplus alimentaires remarquables, année après année, et ce, sans jamais défaillir ? Et cette population, bien que maintenue dans un état d'incapacité légale et privée de tous droits civiques et politiques, continue à croître naturellement, à prospérer et à conquérir sans relâche sur la mer des terres d'une exceptionnelle fertilité. Non seulement les Acadiens ont-ils appris à dominer la mer, mais leur habileté à exécuter de grands travaux en communauté leur donne une efficacité étonnante dans leur entreprise pour transformer cette mer hostile et dangereuse en champs fertiles et pratiquement inépuisables. Rien ne peut laisser croire à un ralentissement de cette vigoureuse et fructueuse conquête sur la mer. Les Acadiens mangent gras, font beaucoup d'enfants et vivent vieux. Le hic, la question, n'est toutefois pas que les Acadiens aient mis au point un procédé exceptionnel et sans précédent de production de surplus alimentaires. Le hic est qu'une puissance rivale puisse un jour prendre pied sur ce territoire, s'y installer confortablement et dominer un emplacement stratégique au cœur de l'Empire britannique. Jamais le gouvernement de la Nouvelle-Écosse ne se serait soucié de traiter les Acadiens de perfides, de traîtres et de rebelles s'ils avaient été en train de s'épuiser et de mourir de faim sur des terres stériles. En fait, il n'y a aucun surplus de population en Nouvelle-Écosse en 1755, il y a simplement surplus d'Acadiens qui ne cessent de multiplier les conditions favorables à la production régulière de surplus alimentaires.

Cette question de la richesse alimentaire des Acadiens peut également être mise en lumière et comprise dans le contexte de l'époque. Partout, de tout temps et à toutes les époques, les disettes et famines ont sévi. Les populations pauvres et affamées ne cessaient de menacer la sécurité des villes. Au XVIIIe s., en Angleterre, les pauvres représentaient un danger à la paix sociale des privilégiés et étaient pendus pour de simples vols de nourriture. Il a fallu attendre le XIXe s, en Europe, pour connaître un début de sécurité et de stabilité alimentaire. Les Acadiens, eux, de façon tout à fait inattendue et exceptionnelle, réalisent dans leur province ce qui n'a été réussi nulle part ailleurs. Non seulement ont-ils mis fin aux cycles de disettes et de famines dans leur province, mais ils produisent régulièrement des surplus alimentaires de bonne qualité et pour lesquels ils trouvent toujours preneurs. C'est la possession et le contrôle de cette richesse alimentaire qui rend leur neutralité inquiétante aux yeux des autorités coloniales, toujours plus intéressées à deviser sur des projets d'expansion territoriale qu'à se soucier du bien-être de ses propres citoyens.

Le peuple élu de Dieu à la conquête du monde

Au XVIIIe s., l'édification et l'agrandissement d'un empire colonial est au cœur même du mythe de la nation supérieure et privilégiée, élue de toute éternité pour la primauté et la propagation universelle de la civilisation. Rien ne semble pouvoir contrecarrer l'élan de cette mission sacrée qui donne tout son sens à la nouvelle identité nationale des Britanniques. Toutefois, parallèlement au mythe de la nation privilégiée, élue et civilisatrice, se développe son sordide corollaire, soit celui des cheap races, mythe qui va tant flétrir et assombrir les prétentions de cette mission civilisatrice pendant tout le XIXe s. et ce, même jusqu'à l'aube de la deuxième Guerre mondiale. En fait, ce mythe de la nation élue et supérieure constitue déjà un hymne à la gloire, à la grandeur et à l'énergie de l'humanité anglo-saxonne dispensant, par la force et la violence, la justice, la paix et la liberté tout autour du globe.

Bien que profondément engagée dans une entreprise d'expansion et de conquête coloniale, l'Angleterre a pourtant gravement et systématiquement manqué à ses obligations les plus élémentaires à l'endroit des populations vaincues et soumises à sa domination militaire et politique. Jamais, par exemple, elle n'a adopté la moindre politique coloniale cohérente pour encadrer le travail des fonctionnaires coloniaux et métropolitains. Jamais le parlement de Westminster n'a adopté de loi-cadre pour baliser et contrôler les pouvoirs de la Couronne en matière d'administration coloniale. Rarement des questions de droit colonial n'ont été entendues et tranchées à la Cour de Westminster Hall. En 1713, année de la cession de l'Acadie, il n'y avait qu'une seule décision judiciaire, d'environ une quinzaine de lignes, portant sur le droit colonial.(8) En 1755, aucune autre décision judiciaire ne s'était ajoutée à celle qui existait en 1713. Aucun traité systématique portant sur le droit de la nature et des nations n'a encore été écrit par un juriste anglais. Pis encore, des auteurs supposément crédibles et sérieux soutenaient même qu'il serait choquant pour l'esprit humain de prétendre octroyer le bénéfice des libertés anglaises à des inférieurs et à des étrangers, c'est-à-dire à des populations incapables d'en apprécier la juste valeur. Manifestement, seuls les Anglais, appartenant à l'humanité anglo-saxonne, pouvaient prétendre à la protection constitutionnelle des lois et des tribunaux.

La cour suprême de la Nouvelle-Écosse recommande l'exécution du crime

Lors des événements tragiques de 1755, les Acadiens, totalement privés de leurs droits civiques et politiques depuis la cession de leur province, n'ont bénéficié en aucune façon de la protection ni du droit public interne ou du droit de la nature et des nations. Ils sont cruellement et arbitrairement condamnés, et ce, scandale inouï, même par la Cour suprême de leur province. Si le gouvernement de la Nouvelle-Écosse craignait, sincèrement et sérieusement, pour la sécurité de la colonie, il aurait pu y pourvoir en recourant à des méthodes énergiques, non bassement illégales, inhumaines et aux effets irréversibles. Il aurait pu se limiter à briser l'élan des Acadiens à conquérir leurs terres sur la mer, les réinstaller graduellement dans les hautes terres, les intimider, proclamer la loi martiale, leur faire des procès sommaires, confisquer une partie de leurs biens, les taxer lourdement, etc. Le gouvernement a plutôt opté pour la mesure la plus radicale et la plus irréversible qu'on puisse imaginer. De plus, il a explicitement insisté auprès de ses officiers afin qu'ils fassent usage des moyens les plus rigoureux pour arriver à leurs fins.

Les battues générales, les chasses à l'homme jusque dans les coins les plus reculés, les mesures d'extermination, l'usage de procédés absolument barbares, les assassinats, les viols, l'acharnement à reproduire et à continuer les mêmes procédés pendant plusieurs années, même après la chute de Québec et de Montréal, sont autant de preuves d'une volonté inébranlable d'éradiquer toute présence acadienne de cette partie du monde. Tout ça, parce que ce peuple agricole, étonnamment prospère, ne pouvait garantir à Sa Majesté que ses richesses alimentaires ne tomberaient jamais en d'autres mains.

Selon la typologie proposée par le professeur Dadrian, et adoptée par plusieurs auteurs, il s'agit d'un génocide optimal. Et cette volonté d'extermination est si puissante que même les traces de la présence acadienne dans cette province sont supprimées avec persévérance et acharnement. À peu près tous les bâtiments sont rasés. Leurs archives sont confisquées, et elles ne seront jamais retrouvées. Les archives incriminantes du gouvernement de la Nouvelle-Écosse sont partiellement détruites. Les archives de Lord Halifax pour cette période sont également portées manquantes. Même la toponymie des lieux, pourtant déjà fort ancienne, est totalement éradiquée pour effacer toutes traces de la présence acadienne en Nouvelle-Écosse.

Un génocide Irlandais sous Cromwell

Parmi tous les génocides ordonnés et autorisés par le gouvernement anglais pendant sa période d'expansion et de domination coloniales, aucun n'a visé aussi expressément la disparition totale d'une population que celui perpétré contre les Acadiens. En Irlande, par exemple, quand Oliver Cromwell débarque pour rétablir la paix britannique dans l'est de l'île, des milliers d'Irlandais sont massacrés. Des milliers d'autres sont expédiés aux antipodes comme esclaves. À Drogheda, le 11 septembre 1649, et à Wexford, des populations civiles entières sont passées au fil de l'épée. L'objectif visé est de terroriser l'ensemble de la population pour l'obliger à se soumettre à l'autorité anglaise et à reconnaître les bienfaits de sa civilisation. Malgré l'ampleur et l'extrême cruauté des massacres et des carnages commis contre cette population, le gouvernement anglais n'a jamais cherché à faire disparaître en totalité le peuple irlandais. Il voulait surtout le terroriser pour l'exploiter plus facilement et forcer les habitants à remettre leurs terres à des propriétaires anglais. Selon la typologie du professeur Dadrian dont nous avons fait état plus haut, il s'agit d'un cas de génocide punitif ou rétributif visant à terroriser et à asservir un peuple. La notion de génocide n'implique ou n'exige d'ailleurs pas l'intention de détruire en entier un groupe national donné.

Une fausse famine en Irlande

Durant les années 1846-1848, la maladie de la pomme de terre se répand en Irlande. Un million et demi d'Irlandais mourront de faim, un autre million devra quitter l'île, dans des conditions pitoyables, pour échapper à une mort certaine. Quand on fait état, dans ce cas, de " famine ", une nuance importante s'impose, puisque seule la pomme de terre est affectée par la maladie. Pendant ce temps, les Irlandais continuent à semer et à récolter du blé, de l'orge, de l'avoine, du seigle, etc. Toutes ces denrées sont récoltées en abondance, sorties du pays et vendues librement sur le marché anglais. Totalement asservis par une puissance dominatrice, ne possédant ni droits civiques et politiques, n'étant que des locataires sans bail sur les terres de leurs ancêtres qu'ils cultivent pour le bénéfice du conquérant, les Irlandais ne sont nullement autorisés à se nourrir d'autre chose que de pommes de terre.

Devant l'imminence d'un désastre sans précédent, le gouvernement de Whitehall aurait pu décréter un embargo sur ces denrées et demander qu'elles soient vendues à bon marché aux Irlandais pour remédier au désastre qui menace de décimer toute la population. Des considérations bien plus importantes que la vie prévalaient alors. Le gouvernement est bien au fait que, si les denrées irlandaises ne sont pas vendues librement sur le marché anglais, la rareté des produits alimentaires provoquera des hausses de prix, que ces hausses de prix provoqueront une pression de la part des ouvriers anglais pour des hausses de salaires, que ces hausses de salaires augmenteront les coûts de production des produits manufacturés anglais, les produits anglais seront moins compétitifs ou vendus avec moins de profits et, ultimement, la véritable victime de la maladie de la pomme de terre deviendrait, par ricochet, la classe d'affaires qui fait rouler l'économie anglaise. Confronté à un dilemme terrible où il se voit acculé à choisir entre la vie d'un très grand nombre d'hommes et l'argent de quelques uns, le gouvernement esquive quelque peu ses responsabilités et juge plus pratique de confier le sort des Irlandais à une autorité abstraite, soit l'intervention divine. Cet acte, fort mitigé, de sagesse et de courage du gouvernement de Whitehall est vivement salué par les gens d'affaires et les économistes anglais. Selon la typologie ci-haut évoquée, il s'agit là d'un génocide latent. Rappelons, encore une fois, que la qualification de génocide n'exige pas la destruction immédiate et complète d'un groupe national.

Du sang et des jeux en Inde

En Inde, au XIXe s., la présence anglaise n'est pas toujours appréciée à sa juste valeur par la population locale. À l'arrivée des Anglais, l'artisanat indien est prospère et le pays est riche. Dans ce contexte, pour favoriser la percée de leurs propres produits sur le marché local, les Anglais changent les lois commerciales. En conséquence, les produits anglais se vendent fort bien sur le marché indien tandis que l'artisanat local, lui, tombe en chute libre. Sur le plan agricole, les autorités anglaises confisquent, sous de faux prétextes, des milliers de terres aux habitants pour les céder à rabais à des exploitants anglais. Le riz et le blé indiens font alors le grand bonheur des marchés anglais, pendant que les disettes et les famines ravagent régulièrement le pays. Au cours du XIXe s., vingt millions d'Indiens mourront de faim. Sur le plan fiscal, la situation est excellente pour la puissance dominatrice. Chaque année, l'Angleterre fait une ponction d'au moins quinze millions de livres sur l'Inde. Ces sommes considérables, ramenées dans la métropole, ont un impact majeur dans le financement de la révolution industrielle anglaise. En 1857, suite à l'introduction d'une cartouche lubrifiée à la graisse de porc, la situation devient subitement explosive. Les soldats locaux, les Shîpahîs, qui doivent dégoupiller ces cartouches avec leurs dents, se révoltent de devoir se souiller les lèvres avec de la graisse de porc. Le 10 mai 1857, une mutinerie générale des Shîpahîs éclate dans le pays. De nombreuses villes tombent aux mains des insurgés. Peu formés aux stratégies militaires, les insurgés ne tirent nullement profit de leurs victoires. Ils s'enferment dans des villes fortifiées et laissent à la répression tout le temps de s'organiser. Et elle s'organise rapidement et se déploie avec une rigueur inouïe. Là où s'active la terreur des armes de Sa Majesté, il ne reste que mort et destruction totale. La répression est aveugle et féroce, elle n'épargne personne.

Lord Elphinstone, gouverneur de Madras, rapporte comme indescriptibles les horreurs commises par les armes de Sa Majesté lors de la chute de Delhi. Le Bombay Telegraph rapporte que " tous les habitants qui se trouvaient à l'intérieur des murs de la ville quand nos troupes y entrèrent furent passés à la baïonnette sur le champ. " Tous, sans exception, passent au sacrifice, c'est-à-dire vieillards, femmes et enfants. Les soldats de Sa Majesté racontent que, lorsqu'ils pénétraient dans une maison de Delhi, ils pouvaient trouver dans une pièce de 50 à 60 personnes pétrifiées d'horreur, en attente du moment ultime. Formés à l'usage de la baïonnette, les soldats n'ont qu'à faire pénétrer de 2 à 3 pouces la lame dans le corps d'une victime et, ainsi, passer immédiatement à la suivante. Une telle efficacité permet à un tout petit groupe de soldats de nettoyer une maison au complet et sans qu'il n'en coûte une seule balle gaspillée au trésor de sa Majesté. Les jeunes soldats qui exécutent ces carnages, dans des lettres à leur famille, se vantent même de n'avoir épargné personne et assurent " que la chasse aux nègres est un jeu des plus divertissants ". Imaginons un peu ce qu'aurait pu être l'agrément et le divertissement de ces exterminateurs s'ils avaient pu, comme en Nouvelle-Écosse, réclamer du gouvernement une prime au rendement de 25 £ pour chaque coup de baïonnette bien piqué.

Pour éclairer davantage le côté soit-disant divertissant de la chose, lorsque les militaires anglais avaient la chance de mettre la main sur une personne de haut rang, ils se réservaient ce butin pour l'heure du thé, rituel qui semble avoir été respecté même lors des moments les plus tragiques de la répression. Lorsqu'on avait cette chance de pouvoir ainsi agrémenter l'heure du thé, on faisait attacher le grand personnage, mains et pieds, immobilisé tout juste devant une bouche de canon prête à être allumée. Le plaisir consistait à contempler le malheureux suant à grosses gouttes et se contorsionnant de désespoir, pendant que les gentlemen dégustaient leur thé, tout en appréciant l'indicible spectacle de l'agonie d'un supplicié. Le thé terminé, on allumait la mèche avant de remettre en marche la terreur des armes de Sa Majesté. Selon la typologie ci-haut mentionnée, la répression de la mutinerie des Shîpahîs constituerait un génocide punitif ou rétributif. L'objectif n'était nullement de faire disparaître un peuple en entier, mais de le terroriser le plus possible afin de continuer à l'exploiter plus facilement. Quelques années après cette dure leçon d'obéissance, un dénommé Bryce, agent en poste en Inde, pouvait rapporter : " not even a dog wags his tail against us among these 260 millions of people. " Pour sa part, à la suite de cette répression d'une rare cruauté perpétrée par ses compatriotes, le baron Macaulay, fidèle interprète de la vision whig de l'histoire de l'Angleterre et propagandiste profondément convaincu de la supériorité morale et intellectuelle de sa nation, écrit, fort sereinement, que l'histoire de l'Angleterre est celle du progrès et que, de la race anglaise, a enfin émergé le peuple le plus civilisé que le monde n'ait jamais connu. Le baron Macaulay était infiniment apprécié de ses lecteurs anglais parce qu'il leur disait exactement ce qu'ils souhaitaient entendre.

Des trophées d'extermination exportés d'Australie

En Australie, le contact des colons anglais avec les Aborigènes connaît des résultats désastreux. Les Aborigènes sont chassés de leurs terres, décimés par des maladies, et privés de leurs sources naturelles d'approvisionnement en nourriture. Les survivants de cette hécatombe entrent rapidement en conflit avec les éleveurs, lesquels s'étaient fait octroyer des domaines immenses pour servir de pâturages à leurs bêtes. Les conflits frontaliers sont sanglants, mais toujours au désavantage des Aborigènes.

En 1835, avec la nomination de Lord Glenelg au poste de secrétaire aux Affaires coloniales, s'amorce une politique coloniale favorable aux Aborigènes. Humaniste et idéaliste, Lord Glenelg insiste pour que les droits des Aborigènes, en tant que sujets de Sa Majesté, soient pleinement reconnus et respectés. En 1837, suite à des massacres commis par des agents du gouvernement, il ordonne la tenue d'une enquête officielle, car, au plan local, aucune mesure n'est prise pour protéger les Aborigènes. Des détachements de police montée sont mis sur pied, mais pour prêter main-forte aux colons et forcer les Aborigènes à se déplacer dans des zones moins productives. Sur plus d'un siècle, au moins 20 000 Aborigènes sont exécutés sommairement lors de raids d'extermination organisés par des colons. Jusqu'au premier quart du XXe siècle, des Aborigènes continuent d'être exécutés, décapités et, souvent, empoisonnés. Lors d'expéditions d'extermination, leurs crânes sont même prélevés, bouillis, nettoyés, empaquetés et expédiés sur les marchés anglais pour le plus grand bonheur des collectionneurs.

En 1838, à la suite d'un massacre survenu à Myall Creek, Lord Glenelg revient à la charge pour demander au procureur général de porter des accusations de meurtre contre les responsables. Finalement, le procureur général se décide à porter des accusations contre sept exterminateurs, lesquels sont reconnus coupables et condamnés à la peine capitale. Pareilles condamnations soulèvent un tollé général d'indignation et de réprobation dans la population. Condamner des " innocents " à la peine capitale pour des actes que, quelques mois auparavant, des agents du gouvernement perpétraient eux-mêmes, est absolument inconcevable. Les condamnés eux-mêmes s'indignent du sort qui leur est fait en soutenant que jamais personne ne leur a dit que tuer des Aborigènes était défendu par la loi. Malgré toutes ces manifestations d'indignation, les sept condamnés sont exécutés. Malheureusement, l'exemple de ces condamnations n'a pas l'effet escompté. Lord Glenelg quitte ses fonctions dès 1839. Les Aborigènes, eux, continuent d'être traqués, chassés et abattus. Le dernier incident rapporté où un groupe d'Aborigènes est exécuté par un groupe de policiers remonte à 1928. Dans ce dernier cas, il apparaît que le gouvernement central n'a voulu ni planifié l'extermination des Aborigènes, mais à l'exception des interventions protectrices de Lord Glenelg, à peu près rien n'est fait pour mettre un terme aux carnages. Quant au gouvernement local, s'il ne joue pas directement le rôle d'exterminateur, il ferme les yeux sur une pratique généralisée d'assassinats de ses propres citoyens. À de nombreuses reprises, ses propres policiers participent à des exécutions collectives. Selon la typologie ci-haut mentionnée, ce génocide pourrait donc être qualifié à la fois d'utilitaire et de latent.

L'étude comparative et ses conclusions

Le phénomène du génocide nous apparaît constituer une tendance importante et dominante dans l'histoire de l'humanité et des civilisations. Les historiens n'ont toutefois jamais porté beaucoup d'attention à l'étude et à la compréhension de ce phénomène. L'attitude des historiens à éviter cette étude du phénomène génocidaire apparaît comme une forme de dénégation collective devant l'inacceptable et l'inexplicable. Il est également utile de comprendre que, les génocideurs étant le plus souvent des dominants, des puissants, des conquérants et, presque toujours, des élites politiques, l'histoire officielle - souvent subventionnée - est naturellement portée à traiter avec beaucoup d'égards la façon dont la confiscation ou le partage du pouvoir se sont initialement établis dans une société donnée et comment la constitution d'un pays s'est formée ou a été imposée aux dominés par les dominants. L'histoire officielle semble donc disposée à ne pas porter ombrage aux droits acquis des possédants et des puissants et à ne pas aborder de questions pouvant soulever des débats interminables quant à un plus juste partage du pouvoir dans la société.

La fin de la deuxième Guerre mondiale a provoqué beaucoup d'intérêt pour l'étude de l'Holocauste juif, parfois pour le génocide arménien, mais rarement pour les nombreux génocides perpétrés comme solutions politiques radicales et irréversibles des conflits sociaux. En 1975, le professeur Vahakn Dadrian est le premier à proposer de recourir à une approche comparatiste afin de mieux comprendre pourquoi et comment des groupes humains s'autorisent à détruire, exterminer, réduire à l'esclavage et tuer d'autres groupes humains pour faire prévaloir leurs intérêts politiques, économiques, sociaux, culturels ou autres. Comme vous l'aurez constaté, nous avons abordé cette approche, en y incluant l'usage de la typologie proposée par le professeur Dadrian afin d'identifier, voire de cerner, certaines caractéristiques nous permettant de comprendre les mobiles, les raisons et la volonté du gouvernement de la Nouvelle-Écosse de réduire ses propres citoyens à l'état d'esclavage, de les déporter, de les exterminer, de les désintégrer comme groupe humain et de trancher, sans appel possible, la question constitutionnelle de la place et du rôle politique de cette population dans le gouvernement de la province.

L'étude comparative sommaire que nous venons de présenter laisse apercevoir un grand nombre de traits communs apparaissant chez les groupes victimes, de même que certaines singularités propres au seul côté acadien.

Ces traits communs observés chez les groupes victimes sont les suivants :

tous sont légalement des sujets de Sa Majesté britannique;

tous sont étrangers à la culture, à la langue, à la religion officielle de l'Angleterre;

tous sont radicalement exclus de l'exercice de leurs droits civiques et politiques et réduits, sur le plan constitutionnel, à l'état de simples spectateurs;

tous sont soumis à des restrictions, parfois majeures, dans l'exercice de leurs droits civils;

aucun n'a jamais constitué la moindre menace, directe ou indirecte, à la sécurité militaire du territoire de la Grande-Bretagne. Et quant aux différences : Tous sont exploités économiquement, à l'exception des Acadiens qui ne l'ont jamais été et qui ne donnent aucun signe qu'ils pourraient le devenir un jour;

tous sont militairement sans organisation et sans pouvoir, à la seule exception de l'Inde qui avait une population, une richesse économique et une infrastructure artisanale qui lui auraient permis de se constituer éventuellement une force militaire;

tous sont privés d'appuis extérieurs, à l'exception des Acadiens qui auraient pu éventuellement requérir l'aide de la France; aucun ne constitue une source réelle d'inquiétude à la sécurité militaire de l'Empire, à l'exception des Acadiens et ce, principalement pour deux raisons. Premièrement, les Acadiens occupent un territoire stratégiquement très important. Deuxièmement, leur expertise exceptionnelle et unique en matière de construction de digues leur permet de conquérir sur la mer des terres hautement productives et inépuisables; cette expertise ne pouvant aller qu'en se perfectionnant, en même temps que croissait rapidement sa population.

Absolument rien ne permet d'envisager un ralentissement quelconque de cette irrésistible conquête d'un peuple d'agriculteurs sur la mer. La production continuelle de surplus alimentaires étant en soi un phénomène tout à fait exceptionnel au XVIIIe s., il est tout ce qu'il y a de plus inquiétant pour les intérêts d'une puissance dominatrice et coloniale d'imaginer qu'une puissance rivale puisse en prendre un jour le contrôle. Les surplus alimentaires de l'époque avaient probablement autant d'importance logistique que les puits de pétrole peuvent en avoir de nos jours. Quand vous rajoutez à ça le fait que ces surplus alimentaires soient précisément situés à un endroit jugé géostratégiquement vital, nous pourrons nous expliquer l'obsession maladive des autorités locales et métropolitaines de vouloir à tout prix expurger les Acadiens de cette partie du monde, et ce, dans le mépris absolu et délibéré de tous les droits que ces personnes possédaient en tant que féaux sujets de Sa Majesté. Les Acadiens ont connu le bien triste privilège de se faire exterminer par le peuple le plus civilisé que le monde ait jamais connu à ce jour.

Les leçons constitutionnelles d'une tragédie

Ce tout premier chapitre de l'histoire constitutionnelle du Canada, écrit douloureusement avec le sang et les larmes des Acadiens, se termine donc sur une note fort peu encourageante pour la suite des choses. L'échec des revendications de nature constitutionnelle des Acadiens, puis, leur expulsion et leur extermination par le gouvernement de la Nouvelle-Écosse, constituent, pour l'avenir du Canada, un précédent troublant et inquiétant. Verra-t-on poindre d'autres engeances constitutionnelles dans l'histoire de ce pays ? Vu le caractère singulier du peuple conquérant et dominant mis en cause, rien ne devait nous surprendre. Sir Thomas More nous aura d'ailleurs bien prévenus, lui qui connaissait si bien l'histoire de son pays et le comportement singulièrement bouillonnant de ses compatriotes chaque fois que s'est posée la question du partage ou de l'accession au pouvoir : " S'agit-il de conquérir de nouveaux royaumes, tout moyen leur est bon : le sacré et le profane, le crime et le sang, rien ne les arrête. " C'est à suivre…

De retour à Monsieur Robert Monckton

Il y a eu perpétration d'un génocide contre le peuple acadien. Un génocide a été et demeure toujours un crime d'une extrême gravité. Ce genre de crime porte délibérément atteinte à l'ordre public international.

Le colonel Robert Monckton a été le principal officier de Sa Majesté chargé de l'exécution de ce crime. Pour des raisons qui demeurent inexpliquées, la Ville de Québec a choisi d'honorer la mémoire de ce criminel et de le présenter en exemple à la postérité. À notre avis, il s'agit d'une erreur grave. Cette erreur doit être corrigée.

Aussi, soucieux d'honorer la mémoire des victimes de ce génocide, nous suggérons de nommer cette rue BEAUSÉJOUR. La population de la rue Beauséjour ne se plaindra certes pas d'habiter une rue avec un nom aussi accueillant.

Le tout soumis respectueusement à votre attention.

Christian Néron

C.c. : Jean-Paul L'Allier, maire
Ann Bourget, conseillère municipale

1. Sixte de Bourbon, " Le Traité d'Utrecht et les lois fondamentales du royaume " Com-munication et Tradition, thèse 1914, éd. 1998.
2. HEFFTER, A.-G., Le droit international de l'Europe, Berlin et Paris, 1873, p.355
3. PUFFENDORF, Les devoirs de l'homme et du citoyen, Tome 1, Londres, M.DCC.XLL., p.288
4. Utopie, p.12
5. Blackstone, Commentaries, vol. 1 p.44
6. CALVIN, Case, 7 CO. Rep. 1a
7. DADRIAN, Vahakn N., " A Typology of Genocide ", International Review of Sociology, 2 [1975]
8. BLANCHARD, v. GALDY (1695) 4 Mod. 222

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