Éditorial: Invitation

Bernard Haché, éditorialiste - 23 septembre 2004

La Déportation des Acadiens fut-elle légale ou non? Depuis les événements de la période 1755-1763, combien d’historiens, juristes, constitutionnalistes questionnèrent les actions britanniques en colonie, que ce soit froidement – c’est-à-dire, en ne s’en tenant strictement qu’aux aspects juridiques de l’expulsion – ou passionnément, en se laissant émouvoir jusqu’à la révolte par la fatalité qui en découla? Le débat fait son chemin depuis deux siècles et demi, toujours sans trouver sa réponse définitive, parce qu’à ce jour aucun tribunal n’a été saisi de la question. Les juges de la Cour suprême du Canada pourraient cependant être appelés à s’y intéresser dans un proche avenir, notamment parce que l’un d’entre eux, le juge Michel Bastarache, vient d’émettre une opinion qui ne pourra aller sans conséquence. L’éminent juriste a en effet réitéré une position qu’il exprimait déjà à l’époque où il était professeur à l’école de Droit, à l’Université de Moncton, en soutenant que la Déportation était parfaitement illégale parce que l’ordre d’expulsion ne fut pas entériné par une Assemblée dûment constituée et que la Common Law en Acadie ne fut pas introduite correctement. Personne ne peut balayer sous le tapis une telle opinion, que ce soit l’Acadie – qui doit y donner suite – ou les conseillers juridiques du fédéral, qui vivent très certainement d’inquiétude puisque la «Couronne en chef du Canada» a «hérité» des droits et obligations de la Couronne britannique sur notre pays, comme le rappelle la proclamation royale. La cause est gigantesque, à la mesure même des événements du 18e siècle. Est-elle recevable en justice? Quelle est l’étendue des torts découlant des actions britanniques? De quelle ampleur pourrait être le dédommagement? L’Acadie, au moment de l’expulsion, était une contrée aisée, autonome, autosuffisante. De prospère, elle est devenue misérable et fut longtemps ignorée quand se prenaient les décisions politiques et économiques qui la concernaient. Aujourd’hui, l’Acadie se félicite à chacune de ses avancées parce que chaque petit gain est arraché, toujours, au prix d’efforts soutenus. L’égalité pour l’Acadie, en toute matière, ne semble jamais acquise; elle reste, aussi incroyable soit-il, un but, pour ne pas dire un idéal. Que ce soit en santé, en éducation, en économie ou sur le plan politique, l’Acadie d’aujourd’hui atteint trop peu souvent la moyenne, la norme ou la juste égalité au pays. Réparer la Déportation, signifie pour le moins la reconnaissance, pour la population acadienne des Maritimes d’un droit réel à l’égalité, à la prospérité sociale et économique. Le jugement de la Cour devrait aller en ce sens. N’eut été de la Déportation et de la ségrégation qui a suivi – fondée sur des bases religieuses – les Acadiens auraient pu contribuer à la fondation politique et juridique de la Nouvelle-Écosse, du Nouveau-Brunswick et de l’Île-du-Prince-Édouard. Sans Déportation, ils auraient été majoritaires et auraient bénéficié d’une influence réelle dans l’appareil politique de leurs provinces et, par ricochet, auraient gouverné leur destinée. La réalité fut tout autre. Longtemps, la gestion des finances publiques et la fabrication des lois, plutôt que de les servir, entravèrent ouvertement leur réorganisation. Aujourd’hui encore, il ne faut pas se laisser tromper par les accomplissements, aussi spectaculaires soient-ils, des cinquantes dernières années: minoritaire, la population acadienne des Maritimes ne peut contrôler ses leviers politique et économique, ce qui freine inévitablement son essor. Voilà l’héritage de la Déportation. L’Acadie doit recevoir les paroles très crédibles du juge Bastarache comme une réelle invitation. À quelques jours de la prometteuse convention de Moncton, le propos tombe à point, car si l’Acadie tient à progresser de manière significative, elle ne peut passer outre les grandes décisions. L’histoire est à suivre..

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