400 ans plus tard dans les Maritimes

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400 ans plus tard dans les Maritimes

Les Acadiens profitent des célébrations du 400e anniveraire de leur présence en Amérique pour exorciser les démons du passé.

par Benoît Aubin

C’est magique: les gros chiffres ronds exercent une espèce de fascination, qui leur confère parfois des pouvoirs concrets. Et il y a plusieurs gros chiffres ronds dans le ciel des Acadiens en ce moment.

Les Québécois, occupés à préparer les célébrations du 400e anniversaire de Québec, en 2008, n’aiment pas trop se le faire rappeler, mais cet été-ci marque le véritable 400e anniversaire de la colonisation française en Amérique. Les premiers colons français sont arrivés d’abord à l’île Sainte-Croix, puis à Port-Royal, en Nouvelle-Écosse, en 1604, avec Samuel de Champlain. Les Acadiens sont toujours là aujourd’hui, et plus forts que jamais, surtout au Nouveau-Brunswick. Il y a à cela des conséquences politiques importantes, qui commencent à se dégager maintenant.

Ce 400 n’est pas le seul gros chiffre rond par ici. En Acadie, on pense surtout à 250, comme dans: la déportation s’est produite il y aura 250 ans l’an prochain. La tragique déportation des Acadiens, de 1755 à 1763, fut ignorée pendant près d’un siècle, avant d’être ravivée en 1848 par Évangéline, l’ode romantique du poète américain Henry Wadsworth Longfellow. Cette déportation de 10 000 Acadiens, mélange de génocide, de guerre sainte et de piraterie, a éparpillé 3,5 millions de leurs descendants tout le long du littoral atlantique — dont plus d’un million et demi d’Arsenault, Leblanc, Landry, Soucy, Girouard, Léger, Cormier, Hachey, Doucet vivant au Québec. Les Acadiens, champions du sous-entendu, l’appellent «le Grand Dérangement».

Il y a un autre gros chiffre rond et, selon Jean Léger, leader de la communauté acadienne de Nouvelle-Écosse, il parle plus fort encore que les deux premiers: 180 millions de dollars. Ce sont les retombées économiques prévues du 3e Congrès mondial acadien, qui devait attirer pendant les deux premières semaines d’août plus de 100 000 «Cayens» — de France, de Nouvelle-Angleterre, du Québec, de Louisiane, des autres provinces de l’Atlantique — sur leur terre natale, l’Acadie originelle, les côtes de Nouvelle-Écosse.

«L’envergure du Congrès fait que soudain les Acadiens ont une présence, un poids, une légitimité ici, en Nouvelle-Écosse», dit Jean Léger — on prononce Légère. «Nous étions des parias, une minorité invisible et ignorée; soudainement, nous sommes devenus des partenaires à part entière.» De nouveaux panneaux routiers indiquent maintenant la présence de communautés acadiennes, naguère honnies. De grandes banderoles «Celebrating l’Acadie» ornent le vieux port de Halifax. Le drapeau acadien flotte avec insolence en terre loyaliste, à Amherst, Truro. Près de Wolfville, une plate-bande de plus de 100 000 fleurs dessine un immense drapeau acadien sur une colline. D’autres fleurs composent des lettres hautes de 10 m, formant les mots «Bienvenue, Welcome».

Bien des Acadiens n’auraient jamais cru qu’un jour on les accueillerait en français, avec des fleurs, à Grand-Pré, village qui n’existe plus que dans leur mémoire. Il y a 249 ans cet été, à bord de navires puants et surchargés, appareillant pour ils ne savaient où, les Acadiens ont eu de Grand-Pré cette dernière vision: une épaisse colonne de fumée sombre s’élevant au-dessus du village incendié par les soldats anglais. Une vision qui les a marqués pendant les 10 générations suivantes. L’exil, Évangéline, le Canadien errant, la misère, la tristesse, l’assimilation, les complexes de minoritaires des Acadiens, tout cela vient de ce moment extrême, «une des pages les plus tragiques, les plus dramatiques, de l’histoire du Canada», selon Bernard Lord, premier ministre du Nouveau-Brunswick.

«La déportation fut le drame originel, le mythe fondateur de l’Acadie, l’an un de son histoire» — même si cette histoire avait déjà 150 ans à l’époque —, dit Herménégilde Chiasson, lieutenant-gouverneur du Nouveau-Brunswick.

Mais les Acadiens, des têtes de cochon, ont survécu. «Les Anglais ont voulu nous exterminer, dit Zachary Richard, le chanteur louisianais, mais ils ont plutôt créé une nuée de petites Acadies éparpillées partout en Amérique.» Les pissenlits dans la pelouse.

Cet été, les Acadiens reviennent d’exil en grand nombre, pour reconquérir, symboliquement, leur patrie perdue. Le jour de leur fête nationale, l’Assomption, le 15 août, 10 000 Acadiens de la diaspora assisteront à une grand-messe, à Grand-Pré même, le sanctuaire de leur malheur. Ces descendants d’une nation virtuelle dont l’héroïne, Évangéline, est un personnage fictif chanteront Ave Maris Stella, l’hymne de leur nation éclatée, qui n’existe que dans les âmes et les cœurs de ceux qui y tiennent.

Ce jour-là, les Acadiens auront bouclé la boucle. «Ce sera un moment très fort, l’émotion va être si intense, je ne sais pas comment je vais faire pour la supporter; je ne sais même pas si je serai capable d’y aller», dit Gérald Leblanc, poète, de Moncton.

On pourrait détester les Anglais, le Canada, l’humanité ou Dieu pour moins que cela. Pourtant, l’amertume, la soif de revanche ne semblent pas faire partie de l’attitude des Acadiens cet été.

«Les crimes des oppresseurs ne sont jamais revenus hanter leurs descendants ici, mais ils hantent toujours les fils des opprimés», dit Cécilia Cormier, 47 ans, traductrice longtemps exilée à Toronto, aujourd’hui revenue à Cocagne, son patelin natal, au Nouveau-Brunswick. Ce qu’ils veulent, cet été, les Acadiens, c’est tourner la page et en finir avec leur passé tragique.

«L’Acadie d’aujourd’hui, c’est beaucoup plus qu’un peuple conquis qui monte sur des bateaux la tête basse en chantant des cantiques, dit Herménégilde Chiasson. Ce qu’il nous faut, c’est un exorcisme à ce traumatisme collectif. Il n’y en a qu’un, et c’est de pardonner.»

Bernard Lord va dans le même sens: «C’est important de connaître l’histoire, mais ça l’est également de ne pas être l’otage de l’histoire. Ce que les Acadiens ambitionnent de faire maintenant, c’est de prendre leur place, dans le Canada, le monde. Pas de passer leur vie à revivre le passé.»

«Les Acadiens ne sont pas comme les Québécois, ils ne savent pas se choquer», remarque Patrice Joubert, 48 ans, Québécois d’origine vivant près de Moncton depuis six ans. «Les Acadiens n’ont pas le tour d’exprimer la colère ou de proférer des menaces.»

«C’est parce qu’ils ont toujours été minoritaires, et ça, les Québécois ne peuvent pas le comprendre», dit Antonine Maillet, auteure de La Sagouine et de Pélagie-la-Charrette, qui a campé l’héritage folklorique et la tradition orale des Acadiens dans la littérature mondiale. «L’histoire a enseigné aux Acadiens que cela ne donne rien de frapper un mur de brique de ses poings. Ils ont appris à mettre le temps de leur bord; ils attendent que le mur devienne un rideau pour se faufiler.» La survivance, les écoles françaises, le bilinguisme du Nouveau-Brunswick, l’émergence des Acadiens comme citoyens à part entière, «tous les gains que nous avons faits au cours des ans ont été obtenus de ruse et de finesse», dit-elle.

On recense près de 300 000 Acadiens dans les Maritimes, la majorité d’entre eux au Nouveau-Brunswick, où ils composent le tiers de la population. Les Acadiens se sont imposés comme une force culturelle et économique importante dans cette province, mais leur avenir demeure précaire dans les plus petites communautés — comme en Nouvelle-Écosse, où près de la moitié des 40 000 Acadiens disent parler l’anglais à la maison. «Mais il semble maintenant que nous ayons colmaté la brèche, dit Jean Léger. Entre les deux derniers recensements, le taux d’assimilation est resté à peu près stable.»

Mais il n’y a pas que la langue qui fasse l’Acadien, selon Vaughne Madden, directrice générale du Congrès mondial. «Au Québec, les Acadiens ont conservé la langue, mais bon nombre ont perdu leur identité acadienne. En Louisiane, il y en a qui ne parlent qu’anglais, ne sont jamais venus ici, mais se sentent plus acadiens que moi!»

Se sentir acadien? «Il y a deux Acadies, celle de la diaspora et celle des gens qui vivent ici», dit Chiasson. Beaucoup des descendants des déportés ont conservé un lien nostalgique très vivant avec leur ancienne mère patrie. Ceux qui vivent dans les Maritimes sont plutôt occupés à bâtir une Acadie contemporaine. Et chacun de ceux-là, peu importe son âge, peut dire que la situation a déjà été pire. Écolière à Bouctouche dans les années 1930, Antonine Maillet a appris la grammaire française dans des manuels anglais — il n’y avait rien d’autre —, ce qui ne l’a pas empêchée de gagner le prix Goncourt, à Paris, en 1979.

Après ses études, Cécilia Cormier a dû quitter Cocagne, près des plages de Shediac, pour trouver un emploi. «C’était très dur, très rock’n’roll ici dans les années 1970. Alcool, drogue, violence, tout était moche, et l’avenir semblait bouché. La moitié des jeunes avec qui j’ai grandi sont morts.» Mais ceux qui ont survécu ont réussi, poursuit-elle. «Mon père a traîné la déportation comme un boulet toute sa vie, comme si ça lui était arrivé à lui personnellement. Je fais partie de la première génération d’Acadiens qui ne s’est jamais sentie minoritaire au Nouveau-Brunswick.»

Et les plus jeunes? Toutes ces discussions sur le passé et l’avenir, sur l’identité les énervent un peu. «Nous ne sentons pas le besoin de nous proclamer acadiens sur nos affiches ou sur les pochettes de nos disques, dit Jean Surette, membre du groupe rock fusion Les Païens. L’Acadie, si elle veut se développer, doit être plus que du folklore.»

La plus haute construction à Moncton a longtemps été le clocher de la cathédrale de l’Assomption. Depuis 1975, c’est la tour d’Assomption Vie, le plus gros business acadien. Au sommet trône Denis Losier, PDG de cette mutuelle d’assurances, qui gère des actifs de 2,5 milliards. Ministre du gouvernement libéral de Frank McKenna au début des années 1990, il a créé une stratégie pour attirer les Québécois sur les plages de Shediac — «400 000 nous visitent chaque année; ça crée des liens entre francophones». Le Congrès mondial «aura des répercussions politiques importantes parce qu’il aidera à modifier les perceptions», dit-il. Les Acadiens ont le vent dans les voiles; le Congrès est la démonstration spectaculaire et payante de leur contribution au dynamisme culturel et économique de la région. En retour, les Acadiens gagnent un statut, une visibilité rehaussés. «Les événements de l’été auront le mérite de démontrer que lord Durham s’est trompé, qu’il fut impossible de nous assimiler et qu’il faut maintenant composer avec nous», ajoute Denis Losier.

Si lord Durham s’est trompé, alors René Lévesque aussi.

La coalition de notables, d’évêques et de politiciens qui tenaient le Canada français ensemble a éclaté au milieu des années 1960, quand la jeune génération du Québec d’alors conclut qu’il n’y avait pas d’avenir pour le français en dehors du Québec. Les francophones décidèrent de se replier sur le seul territoire où ils étaient majoritaires — et de se définir comme québécois, mot nouveau à l’époque. Cette scission («une erreur tragique aux conséquences incalculables», selon Antonine Maillet), les Acadiens l’ont encore en travers de la gorge 40 ans plus tard. Dans la perspective acadienne, la séparation politique du Québec aurait entraîné la disparition à court terme des communautés francophones hors Québec. «Nous sommes protégés parce que le Québec est là et qu’il a un gros bâton», dit Zachary Richard.

Pesant bien ses mots, Bernard Lord dit: «C’est toujours délicat pour nous de dire quoi faire aux Québécois. Mais nous croyons qu’il est plus facile de résoudre les problèmes en tendant la main qu’en faisant des menaces ou en élevant des barrières.»

Le conflit politique entre le Québec et Ottawa a souvent mené les francophones à se battre entre eux, remarque Antonine Maillet. «Le Québec devrait plutôt être le chef de file de la francophonie canadienne, et même nord-américaine. Il en sortirait renforcé et grandi.»

Il faut croire que le gouvernement de Jean Charest l’a entendue. Cet été, Québec est en train de réviser sa doctrine et parle de prendre «un rôle de leadership» au Canada français. «La scission des années 1960 est révolue, c’est une chose du passé», dit Benoît Pelletier, ministre québécois des Affaires intergouvernementales. Ce printemps, Québec a convoqué plus d’une centaine de leaders francophones non québécois, et Pelletier leur a dit: «Le Québec est de retour parmi vous, voyons ce que nous pouvons faire ensemble.»

«Nous voulons revenir à une dimension fondamentale du Canada, un pays qui comprend une francophonie dynamique et unifiée», a dit le ministre à L’actualité.

L’isolationnisme des Québécois battu en brèche? La renaissance du Canada français, résultat de l’obstination des Acadiens à survivre, à être stratèges pour mieux s’imposer? Les Acadiens, minoritaires, voyaient dans «l’unité nationale» — terme jugé hostile par de nombreux Québécois — leur meilleure chance de survie à eux. Mais ils sont trop... acadiens pour s’en péter les bretelles aujourd’hui. Les Acadiens savent très bien, cependant, que ces développements politiques récents, soulignés par le fait qu’ils peuvent maintenant se célébrer eux-mêmes chez eux, sont uniquement dus à leur détermination à croître dans l’adversité.

Non, les Acadiens ne lâchent pas la patate.

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